La première fois que j’en ai entendu parler, quelques mois avant sa création à Limoges à la rentrée 2014, j’ai été intriguée : « opéra circassien »… de l’opéra – donc de la musique et du chant – et du cirque… du cirque ?… des lions, des clowns ? Ah non, sans doute des acrobates ! Bah, après tout, l’opéra-ballet a plus de 300 ans et quel meilleur hommage rendre pour cette année Rameau que de renouveler le genre qu’il avait mis à l’honneur ? Surtout quand cet hommage interroge la relation de l’Occident à ses Indes et à ses habitants – les Indiens chez Rameau, ici les exilés de nos Indes post-modernes, ces damnés de la colonisation/décolonisation qui viennent se fracasser contre nos forteresses. Si Rameau et son librettiste Fuzelier ont choisi de raconter cette histoire commune sous un jour idéalisé et de réconcilier les colonisés et les envahisseurs par une issue heureuse pour chaque entrée, c’est un réalisme désespéré qui est de mise dans le poème-livret de Laurent Gaudé, très bref – 12 petites pages, je l’ai découvert en livre pour me consoler de ne pas avoir pu assister à la création.
Autour du symbole de la grille, vers laquelle ils marchent pour à la fois s’y mesurer, s’y heurter, la franchir en perdant un peu d’eux-mêmes, un père et sa fille incarnent le vieux rêve de l’émigré : emmener tout, sans rien abandonner, « En marche, Tous les deux, Vers des mondes nouveaux (…) Le ciel est vaste. Nous partons, Toi, moi, Et des milliers d’autres ». Sous le regard d’un dieu des exilés qui les encourage : « Sautez sur le monde, Courez, Je suis Daral Shaga, Je vous vois. ». On pense au duo de l’Amour et Hébé : « Traversez les plus vastes mers, Volez, volez Amours, volez, volez ! ». En miroir, un émigré revient sur les pas de son exil en racontant ce que ce monde meilleur a eu pour lui : de l’indifférence, plus insurmontable que la grille.
C’est avec cette indifférence que la mise en scène de Fabrice Murgia nous a giflés ce soir-là à Grenoble : nous étions là, tous en petits groupes dans le hall du Grand Théâtre de la MC2. Nous devisions, nous, bourgeois bohèmes blancs épris de multiculture, de musiques, mais soucieux d’associer nos émotions artistiques à des idées, des idéaux, des engagements, des militances pour certains. Un homme s’est approché de notre petit groupe, des roses à l’unité dans les bras. Noir, comme tous les vendeurs à la sauvette, comme les roses sont rouges. Je décline celle qu’il nous propose. Juste avant de l’oublier, je me suis dit que c’était curieux ce vendeur de roses dans un lieu de spectacle, d’ordinaire on les voit dans les restaurants touristiques. Je l’ai oublié, il a continué son chemin et de proposer ses roses à d’autres couples. Lorsque je l’ai reconnu sur scène, ses roses à la main, l’Émigré sur le retour disait : « Je suis une ombre maintenant. Les hommes ne me voient pas. (…) Comme il est facile de traverser le monde ainsi. » Lui, il savait, il savait que je ne le voyais pas. La grille, elle, était là, au milieu de ce hall de la MC2, dans le regard vide de tous ceux qui pourtant ne croient pas aux grilles pour relier les peuples.
Nadra porte son père sur ses épaules, moderne Énée : “Ergo age, care pater, ceruici imponere nostrae ; ipse subibo umeris, nec me labor iste grauabit : quo res cumque cadent, unum et commune periclum, una salus ambobus erit” (Virgile, Enéide, II, 707-9 : “Viens donc, père bien-aimé, prends place sur ma nuque, moi, je te supporterai sur mes épaules et tu ne me pèseras pas ; quoi qu’il advienne, un seul et même péril ou un seul salut nous attendra tous les deux.” Traduction A. M. Boxus, J. Poucet pour Bibliotheca Classica Selecta). Gaudé nous suggère-t-il qu’elle fondera une nouvelle Rome en fuyant son pays maudit ? En tout cas, c’est bien le souffle épique qu’il convoque ici, il souffle sur le sable qui brûle les yeux des marcheurs dont le chœur encourage l’ardeur. Pour le soutenir, trois instruments occupent un coin de scène : un piano, une clarinette basse et un violoncelle. On ne les distingue pas d’abord, tout est noir, le trio éclairé fait comme un brasero dont la lueur danse sur les visages des marcheurs. Au fil de l’opéra, on s’habituera à l’obscurité.
La partition de Kris Defoort mêle des pages ultra-contemporaines, des évocations africaines et un ostinato entêtant pour accompagner les chanteurs. Eux chantent, parlent, crient, déclament parfois. Le chant est le véritable instrument épique de l’œuvre : il dit la colère, la nostalgie, l’espoir, la douleur, la détermination aveugle. Souvent monodique ou à peine accompagné. On regrette que la partition instrumentale ne participe que rarement à l’épopée : c’est beau mais c’est trop frêle, trop retenu.
A l’inverse, dans une scénographie exubérante (desservie par une vidéo-live inutilement envahissante), les acrobaties disputent au chant sa place épique, l’espace est occupé, magnifiquement saturé de ces tentatives : marche dans la tempête de sable, plongeons dans l’eau glacée (superbe tableau bleuté accompagné d’une musique aquatique), mains tendues, courtes échelles, sauts cent fois répétés pour atteindre le but, escalade vaine de la grille que seule la théorie du nombre couronne de succès : ils sont mille à essayer, un seul passe et rebondit dans une nouvelle vie, repart du bon pied. La grille est un obstacle de métal qui entaille les chairs mais sur laquelle on s’appuie pour monter plus haut et passer de l’autre côté. Les entrechoquements du métal font un bruit de machines, le bruit de nos Temps Modernes, un Charlot acrobate est broyé sur les barreaux. Ceux qui renoncent se fracassent sur la grille, accompagnés d’une descente chromatique. Nadra passe, le père reste, Daral Shaga l’ange s’est fait contre-ténor : « Et je souris Car je sais Que le monde Grâce à vous Ne mourra pas ».
Cette lueur d’espoir nous rappelle un film tout récent, Hope, de Boris Lojkine (Prix SACD de la Semaine de la Critique, Cannes 2014) : dans une épopée qui les mène du désert algérien à Melilla, un Camerounais et une Nigériane unissent leurs destins de ghetto en ghetto : rien ne nous est épargné dans la violence du monde qui précède la forteresse mais c’est de cette violence (et de son antidote, leur amour improbable) qu’ils tireront la force de se hisser en haut de la grille. « Sautez sur le monde, Courez, Je suis Daral Shaga, Je vous vois. »
Grand Théâtre, MC2, Grenoble, 20 mars 2015
Daral Shaga, opéra-cirque de Kris Defoort (musique), Laurent Gaudé (livret) et Fabrice Murgia (mise en scène)
Acrobates : compagnie Feria Musica.
Chanteurs : Vocaal Lab.
Coproduction Opéra-Théâtre de Limoges et Feria Musica, avec le Sirque de Nexon, les Francophonies en Limousin, Vocaal Lab et le Maillon.