Les éditions Buchet Chastel poursuivent leur série consacrée aux grands interprètes du XXème siècle avec un ouvrage dédié aux organistes. Écrit à quatre mains par Vincent Warnier, organiste titulaire du grand orgue de l’église Saint-Etienne-du-Mont à Paris, et Renaud Machart, journaliste au quotidien Le Monde et musicologue, ce livre dresse les portraits fascinants de 42 figures majeures de l’orgue.
Cela peut paraître évident mais derrière chaque orgue, aussi opulent soit-il, il y a (souvent) un organiste titulaire. Moins exposés médiatiquement que leurs célèbres confrères pianistes, certains demeurent pourtant des musiciens remarquables aux carrières internationales. Les plus virtuoses voyagent aux quatre coins de la planète pour donner récitals et masterclass, et dans certains cas s’adonnent à la composition, voire à l’improvisation, pratique chère au “phénomène” Pierre Cochereau comme le qualifiait Marcel Dupré.
Si les noms de Vierne, Widor, Guillou, Latry, Escaich ou Marie-Claire Alain parlent aux amateurs de musique classique, d’autres restent tout de même plus confidentiels tel Pierre Labric, d’une incroyable discrétion.

Des parcours hors normes
Ces grands interprètes, qui méritaient un nouvel éclairage, ont souvent connu une vie mouvementée : travail acharné, concours exigeants, nombreux voyages, coups bas, critiques… Leur parcours ne s’apparente pas à une sinécure. Témoin privilégié ayant croisé le destin de ces maîtres, Vincent Warnier a écrit certains de ses portraits à la lumière d’expériences vécues. Quant au journaliste et musicologue Renaud Machart, ses biographies révèlent le fruit d’intenses recherches historiques.
On apprend par exemple que le jeune Marcel Dupré pouvait rester aux claviers jusqu’à 12h par jour ! L’ombre de cet organiste exigeant, à l’enseignement rigide (ne jurant que par le legato absolu !), traverse en contrepoint le livre. Heureusement, certains de ses élèves purent s’émanciper de ses principes dogmatiques pour trouver leur propre voix, parfois en secret pour ne pas s’attirer les foudres du maître…
Dupré demeure cependant incontournable lorsque l’on évoque l’orgue. Parmi ses prouesses, l’audition au Conservatoire de Paris de l’intégrale des œuvres pour orgue de Bach, de mémoire, en dix récitals ! Et sa première tournée aux Etats-Unis est saluée tel un “miracle musical” par le New-York Times.
Autre personnalité incontournable traitée dans ce recueil de biographies, Charles-Marie Widor, auquel Dupré succéda à St-Sulpice. Ses relations mondaines l’amènent à côtoyer, entre autres, Maupassant, Léo Delibes et Albert Schweitzer, dont il fut le professeur. L’organiste reçoit aussi ses invités dans un salon installé derrière la tribune.
Si leurs vies sont passionnantes, leurs morts peuvent être surprenantes. A l’instar de celle de Louis Vierne décédé lors de son 1750ème concert à l’orgue de Notre-Dame de Paris ou celle de Charles Tournemire retrouvé mort dans un parc à huîtres à Arcachon !
Les attaques de Tournemire
Les auteurs nous livrent des extraits des croustillantes Mémoires de Tournemire. Une salve de critiques envers ses contemporains ! “La jeunesse musicale se consacrant à l’étude de l’instrument-roi est entre les mains (et les pieds!) de ce cabotin…” en désignant Dupré. Maurice Ravel en prend aussi pour son grade : “Il paraît qu’il suffit d’avoir un très élégant métier, de remuer admirablement de petites idées pas très saines, sans horizon, et surtout sans Dieu, pour avoir droit à l’admiration des hommes”. Tandis que le jeune Messiaen, titulaire à l’église de La Trinité, “se complaît dans la laideur soutenue… Et quelques crétins le suivent…”, même si Tournemire reconnaissait pourtant son talent deux ans auparavant…
Quand le compositeur cache l’organiste
Autre organiste, plus connu comme compositeur, Maurice Duruflé fait légitimement l’objet d’un chapitre. Son Requiem, internationalement reconnu, fait pourtant ombrage à ses remarquables compositions pour orgue. Pour traiter le sujet, qui mieux que Vincent Warnier, son successeur à la tribune de Saint-Etienne-du-Mont.
L’auteur évoque la virtuosité de Duruflé, louée lors des tournées internationales en compagnie de son épouse Marie-Madeleine. Un élan pourtant stoppé net par un accident tragique qui mettra un terme à sa carrière…
A l’instar de Duruflé, les compositions de Messiaen firent de l’ombre à l’instrumentiste qui “se retrouva à vingt-deux ans le plus jeune organiste titulaire de France” à l’église de La Trinité.
En Amérique
Les auteurs lorgnent aussi outre-atlantique avec E. Power Biggs et l’excentrique Virgil Fox. Ce dernier, habillé de capes et costumes colorés lors de ses concerts, fait “battre des mains et danser le public sur […] la Jig Fugue (Fugue en sol mineur bwv577 de Bach)”. On en oublierait presque que l’organiste étudia avec le très austère Dupré !
Le jeune américain Cameron Carpenter, tout en strass et paillettes, n’en serait-il pas quelque part l’héritier ?…
L’orgue ne reste cependant pas confiné dans les lieux de cultes. Les grands cinémas du début du XXème siècle se dotent d’un instrument utilisé surtout comme “attraction musicale au cours des nombreux entractes” souligne Renaud Marchart. Le nom de Tommy Desserre restera associé à cette époque et notamment au Gaumont-Palace à Paris.
Et comment faire l’impasse sur les admirables organistes non-voyants tels que Jean Langlais, Gaston Litaize, André Marchal ou Helmut Walcha ? L’organiste allemand influença largement les jeunes organistes de l’époque avec une interprétation de l’oeuvre de Bach moins académique que ses prédécesseurs. Quant à Louis Thiry, son enregistrement des oeuvres de Messiaen reste une référence discographique inégalée.
Des femmes organistes, à l’instar de Marie-Claire Alain, Marie-Madeleine Duruflé ou Jeanne Demessieux, sont également convoquées. Un hommage mérité à des musiciennes de premier plan qui ont su trouver leur place au sein d’un monde exclusivement masculin.
Réunis sur un cd, 5 h 30 d’inédits issus en grande partie des collections de l’Institut national de l’audiovisuel complètent judicieusement cette lecture passionnante qui met en lumière les différentes facettes de notre patrimoine organistique à travers le portrait de musiciens d’exception.
Mardi 20 novembre 2018 à 20h, à l’église Saint-Etienne-du-Mont, Vincent Warnier, aux côtés de Daniel Roth, proposera un concert commenté, suivi d’une séance de dédicace de l’ouvrage.
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