L’Opéra des Flandres présente actuellement à Anvers Parsifal dans la mise en scène de Tatjana Gürbaca de 2013 avec Erin Caves, Tanja Ariane Baumgartner, Stefan Kocan, Christoph Pohl, Kay Stiefermann et Markus Suihkonen
Désigné “Meilleure production de l’année Wagner” aux Opera Awards de Londres, le Parsifal de Tatjana Gürbaca frappe par ses décors extrêmement épurés et pas l’absence de références religieuses évidentes. Au centre du tout se trouvent les hommes habitant deux mondes séparés, dont le seul lien est représenté par Kundry, femme mystérieuse et aux multiples facettes.
Au coeur du Graal
Toute l’action est englobée par une parois circulaire, donnant l’effet de se trouver l’intérieur de la Coupe Sacrée contenant le sang du Christ, dont l’écoulement sur des parois blanches et lucides apparaît comme un miracle aux hommes (et femmes !) qui l’observent en admiration.
Pour Amfortas et Kundry, qui respectivement l’étalent sur le mur au premier et au troisième acte, le fluide rouge prend une toute autre connotation, plus sombre, plus humaine, plus primitive. S’agit-il du sang d’une blessure qui tue peu à peu, ou du sang menstruel, symbole de la fonction biologique des êtres humains et de leurs instincts charnels ?
C’est pendant le prologue du premier acte, où l’on voit Amfortas céder aux avances de Kundry que le sang commence à couler, sous les lumières percutantes de Stefan Bolliger.
D’autres symboles à la fois religieux et humains sont présents sur scène, comme les cygnes/enfants, dont le blanc des vêtements en souligne la pureté, ou encore l’eau, évoquant la purification baptismale.
Parsifal, “l’innocent au cœur pur”, tue le cygne en jetant un seau de sang sur l’enfant, qui se retrouve par terre dans un bain rouge particulièrement dérangeant.
Un plateau persuasif et dynamique
On retrouve encore les enfants dans le chœur, dont le chant spatialisé confère une aura de spiritualité et d’absolu au rassemblement des chevaliers du Graal. Ces derniers offrent aussi une prestation très impressionnante : unis, ils donnent voix à Titurel (par Markus Suihkonen caché derrière la scène), ou encore ils deviennent foule menaçante et aveugle (rappelant les outrages au Christ), aux dépens d’Amfortas, qui a osé être un individu.
Une mention spéciale va également aux femmes du Koor Opera Vlaanderen qui, guidées par les Filles-Fleurs (les charmantes Anat Edri, qui était récemment Yniold dans Pélléas et Mélisande toujours ici à Anvers, Britt Truyts, Lies Vandewege, An De Ridder, Hanne Roos et Zofia Hanna) amènent le printemps sur la scène, en dynamisant et réjouissant la lugubre atmosphère de désespoir et de résignation du deuxième acte.
L’Amfortas de Christoph Pohl est puissant et tragique à la fois, et son humanité imparfaite suscite la compassion. Narrateur éloquent, même si peu fiable, le Gurnemanz de Stefan Kocan, coincé dans un fauteuil roulant, nous accompagne dans le récit avec sa voix profonde et large et son phrasé d’une belle musicalité. Au final, il est le seul à avoir pitié de Kundry et Amfortas, et devient leur lien dans la mort.
Une séparation contre-nature des hommes et des femmes
Dans une unité de décors, le royaume de Klingsor (par un expressif et inquiétant Kay Stiefermann) est peuplé des femmes âgées habillées pour la fête, en attente de leurs contreparties masculines.
Les deux univers souffrent tout autant de la séparation des hommes et des femmes, dans une chasteté choisie ou de circonstance, dont Klingsor représente l’extrême, s’étant éviré pour échapper au désir.
La séduction est incarnée par Kundry, interprétée par une superbe Tanja Ariane Baumgartner, qui affronte avec naturel la large tessiture du rôle et nous délecte avec sa voix veloutée. Femme aux multiples facettes, elle est crédible dans chacune d’entre elles : sauvage et masculine dans des bottes en caoutchouc, fatale dans sa robe blanche de nuit, mère protectrice et sainte (étant à la fois la Vierge Marie attendant le Christ et le Saint Graal), et enfin héroïne condamnée au martyre.
À la baguette de l’orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres, Cornelius Meister choisit un tempo rapide, qui en seulement quatre heures nous fait parcourir ce festival scénique sacré. Sa direction est percutante et éloquente, jamais mièvre ou pompeuse.
Le Parsifal d’Erin Caves est également très crédible, naïf et détestable au début, résolu mais plein d’humanité avec Kundry, souffrant en portant la Sainte Lance comme une lourde croix, puis ridicule à la fin, où au lieu de guérir Amfortas avec la relique sacrée, il lui inflige une seconde blessure, cette fois mortelle.
Sous les regards adorants des chevaliers du Graal, devenus des grotesques fanatiques, Parsifal est revêtu d’une armure disportionnée qui le fait ressembler plus à un Don Quichotte qu’à un guerrier héroïque, pendant que l’Homme et la Femme deviennent offrande pascale.
En se penchant uniquement vers l’intangible et en condamnant le biologique, la communauté réligieuse aurait-t-elle oublié l’humain ?