Le pianiste Simon Ghraichy fait l’objet d’une double actualité : la sortie de son album « Héritages » et un concert au Théâtre des Champs Élysées le 4 mars. En 2010, à seulement 24 ans, le musicien recevait déjà les honneurs du critique Robert Hughes dans le Wall Street Journal, à la suite de son concert au prestigieux Carnegie Hall. En explorant des répertoires peu joués en Europe, Simon Ghraichy joue sa propre partition, à la lumière de son métissage culturel. Rencontre.
Comment êtes-vous venu à la musique ?
Mes parents ont toujours été mélomanes et adoraient la musique classique. On allait aux concerts, on écoutait des enregistrements… Il y avait un piano « pourri » à la maison sur lequel je tapotais (rires), j’avais une attirance pour lui. Mes parents se sont alors aperçus de ma curiosité pour la musique et pour cet instrument. Ils se sont dits : « on va lui donner des cours ! ». J’ai commencé à prendre des leçons dès l’âge de 5 ans, 15 min le matin avant d’aller à l’école. Pas une façon idéale de débuter la musique mais ça a bien fonctionné tout de suite. J’ai d’ailleurs pris des cours privés jusqu’à mes 15 ans. A cette époque, j’avais une véritable boulimie pour le déchiffrage et ma lecture un peu industrielle a forgé une sorte d’habileté. On peut dire que mes facilités digitales remontent à ces années ! Je passais des heures au piano après les cours et finalement, j’apprenais la technique par les morceaux…
En dehors du piano, aviez-vous d’autres passions ?
Non, ça faisait partie des piliers de ma vie. J’ai testé plein de trucs : l’équitation, différents sports, mais ça me saoulait… J’avais envie de jouer du piano ! C’est à partir de mes 17 ans que j’ai commencé à avoir une vie sociale.
Après votre adolescence, vous faites votre entrée au Conservatoire de Boulogne-Billancourt. Des années déterminantes pour votre carrière ?
Oui j’y ai pris des cours avec Hortense Cartier Bresson pendant 2 ans. Je l’avais rencontrée auparavant lors d’une masterclasse et elle fut ma première « vraie » professeur. Puis ce fut mon entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris où l’enseignement se concentrait sur la technique, passage obligé lorsqu’on se prédestine à une carrière professionnelle. Après Paris, j’ai pris la direction de l’Académie Sibelius à Helsinki où je suis resté 2 ans avec Tuija Hakkila. J’y ai travaillé la musicalité, l’aspect sonore. Elle m’a ouvert les portes de la philosophie musicale.
Votre dernier album fait la part belle à un répertoire peu connu en Europe. Est-ce là le fruit de votre métissage ?
Tout d’abord, après avoir joué beaucoup de « Masterpieces » au piano, j’ai découvert des compositeurs « du passé » tel que Alkan, Szymanowski, Hummel, Massenet… J’ai toujours eu l’envie d’associer ce type de répertoire avec des pièces plus connues.
Ensuite, étant français mais ayant un père libanais et une mère mexicaine, j’ai essayé de construire des ponts entre mes différentes cultures. En voyageant en Amérique latine, j’ai fait des découvertes qui m’ont mené vers certains compositeurs comme Ponce, Marquez, Lecuona (Preuve de sa popularité, sa Comparsa, présente sur mon album, est la musique d’attente de tout répondeur d’hôtel à Cuba !) Quelque part, on peut dire que mon côté libanais se retrouve dans les parfums arabes de la musique andalouse.
En quelque sorte, vous construisez des ponts pendant que d’autres érigent des murs…
Je ne comprends pas qu’on veuille ériger un mur, une frontière… Je me sens partout chez moi ! (N.D.L.R : Simon possède 3 passeports) Je n’ai rien en commun avec ces personnes qui prêchent la haine et la fermeture d’esprit. Je suis moi-même constitué de minorités ! Et j’ai été parfois victime de ce multiculturalisme…
Avec la musique je cherche des liens entre les cultures, un dialogue entre elles. Dans mon dernier album par exemple, De Falla rend un hommage magistral à Debussy, notamment lorsqu’il reprend le thème de La soirée dans Grenade dans Homenaje – Tombeau de Claude Debussy. Le compositeur cubain Lecuona a côtoyé Ravel à Paris et Saint-Jean-de-Luz. Avec New York Skyline, Villa Lobos dresse un pont entre New-York et le Brésil. Pour composer la mélodie de ce morceau il superposa une carte postale de la skyline sur du papier à musique !
Selon vous, à quoi est due l’absence de ce répertoire en France ?
Je pense qu’il est très facile d’avoir une programmation standard, « mainstream ». Il est beaucoup plus difficile de chercher des liens intéressants entre les compositeurs. De plus, on a un léger complexe de supériorité avec nos grands compositeurs et du coup on ressent moins le besoin d’aller piocher dans ce répertoire cubain ou brésilien. A tort ! Ces compositeurs ont toute leur place ici, ce mélange de musique savante et populaire rend ce répertoire accessible à tout le monde. On s’étonne de la moyenne d’âge de mon public car ce type de répertoire intéresse une assistance plus jeune, différente des habitués. Je crois que l’on a envie de nouvelles découvertes et d’un peu de fraîcheur dans les salles de concerts.

Lors de votre Prix du Conservatoire à Paris, vous aviez aussi proposé un programme plutôt conventionnel. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’avais présenté un choix iconoclaste : Quatre Pièces Espagnoles de De Falla, 5 pièces en forme d’arbres de Sibelius, héritage de mes années en Finlande, Stimmungsbilder de Richard Strauss, et les Réminiscences de Don Juan de Liszt. Ces œuvres sont toutes des portraits de personnages ou de régions. J’ai totalement assumé ce choix pittoresque !
Votre pochette de disque surprend ! Pourquoi avoir choisi de cacher votre visage avec vos mains ?
En fait, lors du concert de signature de Deutsche Grammophon au Collège des Bernardins j’avais convié un ami photographe. Dans la loge, nous avions réalisé une séance photos improvisée. Plus tard, il m’a offert ce cliché en cadeau d’anniversaire. Les photos réalisées ensuite par le label (magnifiques par ailleurs !) collaient trop aux stéréotypes de l’Amérique latine et ne me ressemblaient pas vraiment. On a donc fait un essai avec la photo de mon ami, et ce fut très bien. Je ne voulais pas me mettre en avant. Mes mains sont au service de cet « héritage » musical !
Liszt est présent sur vos deux premiers albums et votre programme au théâtre des Champs-Elysées s’intitule « Liszt et les Amériques », quel lien entretenez-vous avec ce musicien ?
J’ai enregistré beaucoup de Liszt, Transcriptions et Paraphrases, Sonate en si mineur… C’est ravissant de jouer du Liszt, vous avez l’impression d’être le roi du monde en réalisant les traits de virtuosité (rires). Et son oeuvre ne manque pas de poésie et de mystères, mais je ne serai pas un nouveau Leslie Howard ! (N.D.R. : Leslie Howard enregistra l’intégrale des œuvres pour piano seul de Franz Liszt).
Pour revenir au programme « Liszt et les Amériques », ce continent représentait une culture fantasmée pour le compositeur, qui rêvait surement d’un succès outre-Atlantique. Il n’a d’ailleurs jamais mis les pieds aux Etats-Unis, probablement par peur du bateau… A contrario, beaucoup de pianistes américains se sont perfectionnés auprès de Liszt à Weimar. Certains de ses étudiants, comme Ziloti, se sont installés ensuite aux Etat-Unis pour vivre une nouvelle vie et transmettre l’oeuvre de leur maître. Liszt a aussi connu Gottschalk, qui lui a dédié la pièce Mazeppa. De manière générale, on ressent une écriture lisztienne dans les œuvres du programme.
J’ai lu que vous collectionniez les sabliers. Peut-on en savoir plus sur cette passion plutôt insolite ?
C’est exact ! Je collectionne les sabliers design chez moi. Cela vient de mon enfance où avec ma mère je devais exécuter certaines choses avant la fin du sablier ! C’était un jeu. Aujourd’hui, le sablier me permet de travailler déconnecté de mon téléphone, de mon ordinateur. Pour mes séances de travail, je retourne un sablier d’une heure sur le piano !
En fait, dans cet objet il y a un temps imparti, mais pas de décompte précis. Et je pense que c’est comme ça que devrait être vécue la musique entre deux barres de mesure. Il ne faut pas que les temps soient comptés de façon mathématique. La liberté, la respiration entre 2 temps, entre deux croches, aussi minime soit-elle, fait la différence entre deux interprètes.