Le Théâtre des Champs-Elysées à Paris s’est mis à l’heure baroque : à quelques jours près, il présentait deux opéras dont le contenu était très proche, chacun abordant la figure de Médée. Tout d’abord, Thésée de Jean-Baptiste Lully le 22 mars, puis Médée de Marc-Antoine Charpentier le 27 mars 2023, tous deux donnés en version concert.
Ce qui frappe, quand on est en présence de ces ouvrages lyriques que sépare une dizaine d’années – Thésée a été créé en 1675 et Médée en 1693 – c’est qu’ils constituent chacun un acte politique, en deçà de leurs propriétés dramatiques et musicales.
En témoignent notamment les “Prologues” à la gloire du souverain par lesquels débutent chacun des ouvrages et qui constituent tant par leur durée que par leur qualité musicale, une partie non négligeable de l’opéra. En témoignent aussi les récits déclamés – n’oublions pas qu’il s’agit de “tragédies lyriques”… – qui relatent, représentent, sur fonds d’affrontements amoureux, de multiples conflits de pouvoir et d’affrontements politiques.
Bien sûr, cet aspect est masqué par la violence des intrigues amoureuses et par le jeu de dissimulation qu’entretiennent les différents protagonistes les uns envers les autres. Il s’agit ni plus ni moins de guerres amoureuses autour de la figure centrale de Médée, magicienne, diabolique et meurtrière.
Mais chacun des deux compositeurs, rivaux historiques, traitent bien sûr le sujet à sa manière.
Thésée tout d’abord, troisième opéra de Lully (1675), atteste de l’adéquation presque parfaite entre la musique et l’écriture du grand dramaturge Philippe Quinault (1635-1688), tant la musique semble épouser jusqu’aux inflexions du texte. Lully échafaude une alternance particulièrement réussie entre récitatifs, airs et masses chorales, le tout de manière très équilibrée. Les jeux d’ensembles (solistes et chœurs) sont puissamment soutenus par un orchestre dans lequel figurent une abondante petite harmonie (flûtes, hautbois, bassons), cuivres et percussions. L’acte III fait surgir une musique funèbre associée aux imprécations de Médée et son appel aux “puissances infernales”. A cet instant, apparaît un choeur d’hommes d’une grande puissance lyrique : Sortez ombres, sortez de la nuit éternelle… accompagné de tambours, tels des glas, moments particulièrement saisissants, prolongés par une Médée vengeresse: La vengeance ordinaire est trop peu pour mon cœur, je la veux horrible et barbare, proclame- t-elle !



Christophe Rousset dirige du clavecin une oeuvre qu’il affectionne particulièrement. Son ensemble Les Talens Lyriques épouse sa direction passionnée, ainsi qu’un plateau de solistes bien équilibré et un choeur vaillant, très impliqué, le Chœur de Chambre de Namur.
Karine Deshayes, la mezzo soprano incarne ici une Médée d’un lyrisme peut-être plus violent que perfide, mais qui laisse subtilement apparaître la fragilité du personnage… Faut-il me venger, perdant ce que j’aime ? Mathias Vidal compose un Thésée tout en retenue, exprimant avec force le trouble de son personnage, aimé malgré lui.
A retenir enfin la superbe Dorine de la soprano Thaïs Raï-Wesphal, très belle découverte, et les interventions remarquées de la basse Guilhem Worms dans Arcas, des sopranos Deborah Cachet dans Aeglé et Marie Lys dans Cléone.
Pour sa Médée (1693), son seul et unique opéra, donné ici en coproduction Théâtre des Champs-Elysées – Centre de Musique Baroque de Versailles, Marc-Antoine Charpentier fait appel à Thomas Corneille. Son verbe n’est pas celui de Quinault. On est plus au théâtre qu’à l’opéra, surtout dans le Prologue et les Actes I et II.
A telle enseigne que la dénomination de l’oeuvre n’est pas Tragédie lyrique comme chez Lully/Quinault, mais seulement, si l’on peut dire, Tragédie ! Mais c’est sans doute pour mieux nous surprendre. Car en seconde partie, les Actes III, IV et V sont saisis progressivement d’un frémissement, puis d’un déchaînement funèbre qui font écho aux cris de Médée, mère barbare : Venez, Fureurs, je m’abandonne à vous.



La musique de Charpentier épouse avec force ces “Divinités du Styx ” qu’implore Médée. Personnage sombre que la soprano Véronique Gens est sans doute la seule à pouvoir incarner avec une telle évidence, dont elle sait exprimer, en grande musicienne, l’intériorité. Semblant un peu en retrait dans la première partie, elle s’empare, dans la seconde, des tourments de l’héroïne pour les mener jusqu’au paroxysme.
Il n’ y a pas de Thésée dans l’opéra de Charpentier, mais Jason: il est interprété avec talent par le ténor Cyrille Dubois qui se confronte avec subtilité à Médée, servi par un chant sensible et suave.
Cette oeuvre très contrastée est jalonnée de personnages et autant de solistes de qualité. Tel le baryton Thomas Dolié, un Créon de très belle autorité, la basse David Witczak dans le rôle d’Oronte, enfin Judith van Wanroij dans celui de Créuse ; mais aussi de déception, tel l’Amour (également La Victoire et Nérine) d’Hèlène Carpentier dont quelques minauderies, en première partie, masquent avec peine certaines faiblesses vocales, même si elle retrouve des couleurs dans les récits de la seconde partie.
Le Concert Spirituel, orchestre et choeur, est dirigé de main de maître par Hervé Niquet. Il sait plus qu’aucun autre, construire, pas à pas, et obtenir le puissant crescendo dramatique voulu par Charpentier.
Il est réjouissant que deux des plus importantes formations françaises de musique ancienne aient pu ainsi se produire, en présence d’un nombreux public, à Paris, à quelques jours d’intervalle, et donner deux chefs d’oeuvre de la musique lyrique française, fût-ce en version concert. A renouveler !