Francesco Tristano © Marie Staggat
Francesco Tristano © Marie Staggat

Aux armes contemporains ! La Scala Paris rouvre ses portes

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La Scala Paris rouvre ses portes avec « Aux armes contemporains ! » : un week-end de concerts avec Francesco Tristano, Jean-François Heisser, Jean-Frédéric Neuburger, Philippe Hattat, l’Ensemble Intercontemporain, les Cris de Paris et Le Balcon

 

Une patrie serait donc en danger ? Celle de la création musicale contemporaine ? de la culture ?

C’est en tout cas « Aux armes contemporains ! » que les programmateurs de la Scala Paris ont choisi pour titre de leur premier événement musical : un marathon de sept concerts en un week-end, présenté les 21 et 22 septembre dernier.

Symboliquement, la salle a ouvert le 11 septembre avec une mise en abîme de sa propre histoire, signée par le chorégraphe circassien Yoann Bourgeois. Café-théâtre depuis 1873, la Scala est devenue un cinéma en 1936 avant de basculer dans l’univers pornographique dans les années 70. Depuis l’an 2000, elle était à l’abandon, jusqu’à ce qu’en février 2016, Mélanie et Frédéric Biessy (lui est directeur de la maison de production Les Petites heures) en fassent l’acquisition et se lancent dans le projet un peu fou de lui redonner vie. La Scala est alors un champ de ruines passé sous domination des pigeons…

Depuis, les propriétaires se sont entourés de talents expérimentés : Richard Peduzzi (ancien décorateur de Patrice Chéreau) pour l’architecture intérieure, Philippe Manoury pour son identité sonore et Rudi Meyer pour son identité visuelle. La salle a 550 places réparties entre l’orchestre et deux balcons, 210 panneaux modulables et 96 haut-parleurs : bref, le nec plus ultra de la technologie moderne pour une programmation allant de la danse aux rencontres, en passant le théâtre, la musique, les arts du cirque…

Pour ce premier week-end musical, la proposition est intégralement contemporaine – tandis qu’à Strasbourg, le festival Musica bat son plein. Philippe Manoury apparaît comme le parrain musical de cette nouvelle salle et c’est sa musique qui nous accueille en fonds sonore : il ne s’agit encore que de la maquette de Skala, qui, grâce aux multiples capteurs répartis dans tous les espaces, sera une illustration sonore en temps réel, variant au fil des jours, des mois, des années. Pour les spectacles de théâtre, une autre formule prendra forme autour de poèmes.

Face à la multiplicité des concerts, difficile de tout suivre… mais le piano occupe une place centrale, avec pas moins de huit pianistes. Chaque journée a ses points forts : la prestation spectaculaire de Francesco Tristano le premier soir, le concert consacré aux œuvres pour piano de Manoury le second. Restons donc avec Philippe Manoury, servi par trois pianistes de référence, de trois générations différentes : Jean-François Heisser (le professeur des deux autres), Jean-Frédéric Neuburger et Philippe Hattat (né en 1993). Chacun semble incarner une facette de la musique de Manoury : la pensée pour Heisser (familier de cette musique de longue date) qui, dès qu’il a enfilé ses mitaines, semble chez lui dans cet univers, l’énergie pour Neuburger, l’équilibre et la jeunesse pour Hattat. A la Deuxième Sonate pour piano. Veränderungen (hommage aux Variations Diabelli de Beethoven), succède en création mondiale l’ensemble des Six Etudes pour piano, la troisième et la sixième étant dédiées au grand pianiste soviétique Sviatoslav Richter. Des bribes de citations (Beethoven et Chopin pour la Sonate, Schubert ou Brahms pour les Etudes) parsèment une musique faite de gestes : glissandi, notes répétées, résonance, soumis à de multiples transformations (Veränderungen).

Les deux concerts en partenariat avec l’Ensemble Intercontemporain (samedi à 17h30 et 19h30) n’auront pas cette unité. Jouer la carte de l’œcuménisme (pas de chapelle) revient à programmer tout ce qui se fait de politiquement correct au royaume de la musique contemporaine. Certes, les improvisations des Cris de Paris inspirées de musique non-européennes répondent à Pour Gabrielle d’Aperghis, des hommages à Messiaen, Grisey et Boulez se succèdent… mais cela ne suffit pas à créer une cohérence musicale. Même chose pour le concert du samedi à 19h30 faisant le grand écart entre Tokyo 2002, œuvre électroacoustique de Pierre Henry, et Hallelujah jonction de John Adams qui exigerait une plus grande précision rythmique pour obtenir l’effet voulu par ses boucles et autres décalages.

Toujours dans cet esprit d’ouverture, outre l’Ensemble Intercontemporain, la Scala Paris accueille également Le Balcon (jeune ensemble créé en 2008) pour un programme vocal rassemblant George Crumb et Claude Vivier dans un esprit très poétique. C’est le contrepied du concert de percussion (excellent Paris Percussion Group) qui, avec Archaos infinita de Philippe Schoeller, jouait la carte participative, le public étant invité à télécharger l’application éponyme (mission quasi impossible sur place…) pour se joindre aux percussions. On gardera pourtant en mémoire l’image du chef Julien Leroy, tourné vers le public et conduisant le decrescendo final des musiciens et des téléphones dans un moment de communion entre scène et salle.

Face à Philippe Manoury, Francesco Tristano, dont les prestations encadrent l’ensemble des deux journées, d’abord en solo, en trio multi média pour conclure. Premier Prix du Concours international de piano d’Orléans dédié à la musique contemporaine en 2004, Tristano a pris la clé des champs pour pratiquer une musique croisant jazz, classique, contemporain, électro, tout en se jouant des conflits esthétiques. Sa présence son sens du rythme et de la dramaturgie d’un set électrisent le public. Le concert final décuplera cet effet avec l’adjonction d’une dimension visuelle.

Finalement, ce double parrainage de Tristano et Manoury dit bien le projet de La Scala : pas de frontière, ce qui est une belle devise pour un nouveau lieu de spectacle parisien. Une autre dimension est perceptible, appelée à se développer : celle de la médiation. Tous les concerts étaient brièvement – mais très efficacement – présentés par Rodolphe Bruneau-Boulmier (conseiller musical de la Scala Paris) et Emmanuelle Munera (productrice à France Musique) dans un style radiophonique libéré de tout concept inaccessible au plus grand nombre.

Après ce feu d’artifice initial, on attend donc la suite de cette programmation ambitieuse.

Musicologue, spécialiste de la musique française du xxe siècle (Roussel, Poulenc, Jolivet, Messiaen), Lucie Kayas est professeur de Culture musicale au Conservatoire de Paris (CNSMDP). Parmi ses publications figurent la biographie de Jolivet (Fayard, 2005), la traduction de celle de Messiaen par N. SImeone et P. Hill (Fayard, 2008) et A bâtons rompus, écrits radiophoniques de F. Poulenc (Actes Sud 1999).

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