Jules Matton © DR

Jules Matton, un compositeur entre France et États-Unis

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Conversation avec le compositeur Jules Matton, lauréat de la Fondation Banque Populaire, dont le concerto pour clavecin a récemment été créé à Carnegie Hall par l’Ensemble Æon.

En ce moment vous êtes en pleine répétition de votre concerto pour clavecin, qui sera joué dans quelques jours à Carnegie Hall. Quel type de travail se fait entre compositeur et interprètes ? Quel type d’indications leur donnez-vous, et comment ?
Travailler avec les interprètes est toujours passionnant, et en tant que compositeur on apprend toujours beaucoup durant cette phase du processus. Quand on travaille avec un chef, comme en ce moment avec Ruth Reinhardt, nous travaillons d’abord elle et moi sur la partitio, puis en répétition c’est elle naturellement qui dirige, mais il m’arrive parfois de parler directement aux musiciens quand je veux communiquer quelque chose de précis sans l’intermédiaire du chef. Hors répétition, il m’arrive aussi de m’adresser à eux individuellement pour préciser telle ou telle ligne ou atmosphère d’un passage particulier.
Pour ce qui concerne les indications, en général la musique est assez claire et les musiciens la comprennent aisément. Après j’essaie de les guider sur des subtilités d’interprétation, sur le degré de legato de telle ou telle phrase, sur le caractère rythmique et dynamique de tel passage. Je donne aussi parfois des indications poétiques, mais j’ai remarqué qu’il est en général plus efficace de rester sur la technique.

Pourriez-vous me dire ce que représente Æon dans le paysage musical américain ? Comment êtes-vous devenu leur compositeur en résidence ?
Aeon est un ensemble d’un an et demi, composé essentiellement de jeunes diplômés de la Juilliard School, de la New School et de la Manhattan School. Il est géré par deux frères que je connais très bien – Yuri et Vladislav Boguinia -, puisque j’ai fait mes classes de composition avec l’un (Yuri), qui est un excellent compositeur, et que l’autre (Vladislav), superbe pianiste, a créé ma première sonate pour piano. Leur dernier concert a eu lieu en collaboration avec le Kronos Quartet à Symphony Space ; c’est dire la rapidité de leur ascension, qui est fondamentalement due à la vitalité et au charisme des deux frères. Je suis très heureux de voir que cet ensemble a le succès qu’il mérite et qu’il se dirige très rapidement vers les sphères les plus hautes de la création musicale américaine. Je suis devenu leur compositeur en résidence le plus simplement du monde : Yuri est venu me voir un jour et m’a dit : « Tu veux être le compositeur en résidence de notre ensemble ? », et j’ai dit « Oui ».

Vous êtes récemment devenu lauréat de Fondation Banque Populaire. Pourquoi avez-vous postulé et quelles sont vos attentes ?
Ce sont Victor Julien-Laferrière et Louise de Ricaud, qui en sont lauréats, qui m’ont d’abord parlé de cette Fondation. Du coup je me suis informé à son propos et à propos de son programme de soutien aux jeunes musiciens, j’ai retrouvé des amis et collègues parmi les autres lauréats et le reste s’est fait tout naturellement.
Je n’avais pas d’attentes précises, mais je sentais que c’était une très belle opportunité.
Et puis financièrement, pouvoir désormais me déplacer entre Paris, New York, Londres, réaliser des clips de musique avec des équipes solides, puis tout le reste, tout cela est très agréable et ôte bien des soucis au quotidien. En ce qui concerne les attentes, cela ne fait que six mois que je suis lauréat donc ce n’est pas évident de dire précisément en quoi cela a aidé, mais c’est clair que si je faisais beaucoup de concerts avant cette date, cela s’est accéléré depuis et les sollicitations sont plus nombreuses : j’ai été joué dans plusieurs festivals en France comme celui de Jérôme Pernoo à La Roche Posay, Paris Jeunes Talents 2016 m’a commandé une pièce pour les 100 ans de la naissance de Dutilleux, et d’autres opportunités de ce genre.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de suivre la classe de composition à la Juilliard School de New York ?
C’est d’abord, je dirais, la liberté stylistique réputée de son enseignement qui m’a attiré. J’avais le désir de travailler avec des compositeurs qui ne considèrent pas l’histoire musicale sur un plan strictement linéaire, qui ne considèrent pas qu’écrire aujourd’hui un accord parfait ou à l’inverse un accord de douze sons soit en soi un acte digne de louange ou de blâme mais un événement à considérer dans la perspective d’une oeuvre entière et de l’intention authentique d’un compositeur ; authentique, c’est-à-dire détachée des questions inutiles, c’est-à-dire qui vient de loin et qui n’a que faire, au fond, des querelles stylistiques qui ont fait, je pense, plus de mal que de bien à la création en France depuis les années 1950. Par ailleurs, j’ai toujours aimé la musique de John Corigliano et étudier avec lui me semblait une excellente idée.

Est-ce que vous retrouvez une complémentarité entre l’enseignement musical aux États-Unis et en France ?
L’enseignement dans les deux pays est très différent et évidemment il y a des points forts et des faiblesses des deux côtés. Par exemple, pour moi il est très important de me sentir libre stylistiquement et malheureusement en composition au CNSM on est encore un peu bloqué dans des styles qui n’ont plus trop d’intérêt, tandis qu’à Juilliard il y a beaucoup plus de liberté sur le plan du langage.
En France les classes de composition et d’écriture sont séparées, ce qui est une hérésie : je pense qu’il faudrait les fondre afin de dissiper l’absurde schéma entre d’un côté les types qui n’ont aucune habitude de composer en-dehors des styles du passé et de l’autre les types qui ne savent écrire que dans des styles néo-sérialo-spectraux-ou-que-sais-je. Il faut élargir les possibilités langagières de la composition libre, et que l’étude en harmonie et contrepoint ait comme horizon ultime cette composition libre. Après, pour revenir sur votre question, si du point de vue du langage aux États-Unis l’enseignement est moins théologique, du point de vue de l’écriture justement, on est mieux formé en France, ce qui est capital. Cela étant dit, j’ai eu la chance ici de travailler avec Philip Lasser, un compositeur ancré dans la tradition française et dans la lignée de l’enseignement de Nadia Boulanger – un homme absolument brillant. On peut donc encore recevoir un enseignement en écriture solide aux Etats-Unis!

Est-ce qu’il y a une différence dans l’accueil de vos œuvres en France et aux États-Unis en termes de public et de programmateurs ?
Aujourd’hui j’ai le sentiment qu’il n’y a plus beaucoup de différence entre ces deux pays sur le plan de l’accueil des oeuvres, en France les choses ont déjà beaucoup changé. Il reste encore beaucoup d’institutions tenues par des types arriérés, mais il y a également beaucoup de festivals et d’initiatives intelligentes qui ne se posent plus le problème du style comme on se l’est posé pendant des décennies. Mes concerts ont reçu un très bon accueil des deux côtés de l’Atlantique. Cela étant dit, il est vrai aussi qu’il est plus difficile de se mouvoir à Paris car les projets se montent naturellement plus lentement. Il faut dire que les interprètes sont moins attirés par la musique contemporaine, ce qui est logique dans la mesure où on les en dégoûte dès le plus jeune âge en leur imposant dans les concours des pièces abominables – ce qui est tragique.

Qu’est-ce qui vous inspire au quotidien pour composer ? Et comment se passe le processus de composition ?
Pour moi il est très important d’avoir quelque chose à dire et je n’aime pas les compositeurs qui n’ont rien vécu et dont la musique peut être jolie et très agréable et bien faite, mais manque de substance.
Pour répondre à votre question, il est difficile de définir ce qui m’inspire, mais je dirais avec Monsieur Croche “le bruit du vent qui passe et nous raconte l’histoire du monde” est le plus important. L’expérience de la vie est capital. Evidemment l’écoute des maîtres en musique, Messiaen, Ligeti, Bach, Mozart, Beethoven, Schnittke, Machaut… mais aussi tout simplement les filles, les copains, le cinéma, la littérature. Je vous ai répondu ?
Je compose au piano, en suivant différents processus : parfois j’ai un matériau dans la tête que je développe et auquel je donne progressivement une forme, autrement je m’enregistre et j’improvise pendant une dizaine de minutes, pour ensuite travailler à partir de cette improvisation et, à proprement parler composer à partir d’elle. La méthode peut changer du tout au tout d’une pièce à l’autre.

Est-ce que vous vous considérez votre style dans la lignée de voscontemporains français ?
Je me sens naturellement plus proche de Philippe Hersant que de Bruno Mantovani. Mais malgré les individualités et certains courants dont on se sent plus proches que d’autres, je pense qu’en composition, et en art en général, il faut surtout éviter de se situer par rapport à l’un ou l’autre de ces courants, considérer telle cadence comme un pied-de-nez à l’un ou tel accord comme un hommage à l’autre – cela brime la liberté et l’imagination concrètes, lesquelles ne doivent pas être parasitées par ces questions de langage mais au contraire porter un projet authentique qui doit venir des tripes, et simplement des tripes. La conscience, ensuite, doit mettre en forme et dans cette mise en forme être complètement détachée des questions telles que « Qu’ai-je le droit d’écrire ou de ne pas écrire ? », « Est-ce suffisamment moderne ou non ? » ou ce genre de bêtises vingtiémistes.

Vous écrivez également pour le cinéma et le théâtre. Est-ce que le processus est différent dans ces cas ?
Cela dépend de plein de choses : pour le cinéma, souvent le style est imposé de l’extérieur, ce qui est confortable car il y a de nombreuses questions qu’on n’a plus à se poser, ce qui est reposant, et cela devient presque un exercice de style, ce qui est toujours très bon. J’avoue que cela m’attire beaucoup et j’ai plein de projets de ce genre à venir, notamment en Italie. Si le film est enthousiasmant, j’aime beaucoup me soumettre à un argument littéraire, ce qui est très agréable, car il n’y a plus l’angoisse de la page vide.

Que diriez-vous au public qui n’est pas habitué à la musique contemporaine ou qui a des préjugés ?
Je pense qu’il n’y a rien à dire et qu’il faut juste leur donner de la bonne musique ! La pédagogie en art ne marche pas. Ce qu’il faut c’est respecter le public, lui faire confiance, car les gens trouvent du plaisir
dans la musique si elle est belle et bien jouée. A mon avis il ne sert à rien de parler de la musique au public: une pièce doit se suffire à elle-même. Il y a un côté mortifère dans cette manie de vouloir expliquer la musique au public, un côté on fait de la “culture”, c’est-à-dire on met la culture dans une boîte, une boîte culturelle, ce qui est le meilleur chemin pour en perdre l’immédiateté et l’authenticité, et donc la vie. La pédagogie, c’est la mort de la culture.

Quels sont vos projets en France ?
Dans l’immédiat, il y aura un concert avec au programme mes Trois Nocturnes pour orchestre à Paris le 17 décembre avec l’excellent Ensemble Nouvelles Portées, dirigé par Victor Jacob et Marc Hajjar et que je vous recommande chaudement. Ils joueront également le Concerto pour violon de Tchaikovski et les Danses de Galánta de Kodály, qui sont deux pièces merveilleuses. Il faut venir et soutenir cet orchestre, car il est l’un des plus prometteurs de notre génération, et leurs directeurs sont deux types non seulement talentueux mais charismatiques et vivants, ce qui ne fait jamais de mal. A part ça, je jouerai mon Quatuor avec piano à la salle Cortot les 7, 8 et 9 janvier et le 15 janvier vous pourrez entendre la création de mes Cinq Chansons sur des poèmes de Michel Houellebecq au Théâtre de l’Alliance Française, à Paris.

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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