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Mélancolie générationnelle du XVIIe au XXIe siècle

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« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle… »

C’est en flânant dans des librairies que le phénomène saute aux yeux : le rayon développement personnel n’a cessé d’accroître ces dernières années. Comment se remettre d’une rupture amoureuse ?, Les dépendances affectives en dix points, Oser sa dépression après la séparation. Au rayon psychologie, amour et abîme font bon ménage. Aussi, lorsqu’il propose un parcours croisé entre passion, folie, et mélancolie dans l’Angleterre du XVIIe, le Festival de Pontoise pique ma curiosité. Les poètes et musiciens de l’Angleterre du XVIIe offraient-ils d’aussi bonnes solutions que les ouvrages d’aujourd’hui ? S’en tiraient-ils mieux que nous ? A voir l’intitulé du concert – The Darke is my delight – on se demande si l’Ensemble Tictactus nous propose un remède ou lance une invitation à plonger dans le gouffre.

A l’image des « témoignages » émaillant les bibles du bien-être 2.0, les Thomas (Campion, Morley, Preston, Robinson) et les John (Blow, Coperario, Dowland), portés par la voix de l’impériale et bouleversante Lucile Richardot, passent aux aveux. Encadrés à l’un et l’autre bout des XVIe et XVIIe siècles par les deux monuments que sont Dowland et Purcell et leurs « tubes » (Flow my tears et la lamentation de Didon), les compositeurs, nourris de lectures sur les passions, nous offrent une plongée dans leurs joies et affres en une puissante catharsis musicale. Par de savoureuses mélodies, toutes d’amertume harmonique, le format intimiste de l’ayre exalte les sentiments logés au creux de l’âme de l’auditeur.

Si le XXIe siècle fournit sa flopée de guides de bonne conduite de vie, l’Europe des XVI et XVIIe, prise de passion pour la mélancolie et son impact sur le sentiment amoureux (ou l’inverse), a aussi tenté sa chance. Point de manuel psycho-pratique pour Réussir sa prostration amoureuse, mais des traités : Paracelse, René Descartes (Les Passions de l’âme, 1649), Thimothy Bright (Traité de la mélancolie, 1586), Robert Burton (L’Anatomie de la mélancolie, 1621)… Autant d’ouvrages que Morley, Blow, ou Preston, proches des milieux littéraires et scientifiques de la cour, ont pu consulter. En écho au madrigal italien, à la chanson de déploration ou à l’air de cour français, les airs élisabéthains rejoignent les nombreux traités sur la melaina cholê.

L’Angleterre est toutefois mère des pince-sans-rire, de la sémillante ironie, précurseuse des beaux esprits marivaldiens français. Ainsi le chemin parcouru par Tictactus mêle-t-il malice amoureuse et mélancolie, en un mariage shakespearien du grotesque et du sublime. Pas de bouffonnerie ici, mais, des tentations espiègles émaillant la bile noire : Thomas Campion invite avec humour à venir célébrer « les plaisirs de l’amour, très chère. […] Ai-je saisi ma joie céleste, Dans ce bosquet solitaire ? ». Au fil du concert, cette légèreté finit par être entièrement absorbée par sa chagrine jumelle. D’un rossignol servant de modèle aux inconstants chez Marston (« J’adore danser bien que je sois pourtant volage, Ainsi en va-t-il du rossignol. »), on transite vers le « black bird » de Dowland dans Flow my tears, « là où l’oiseau noir de la nuit chante sa triste infamie ».

Prenons un peu de recul. Si ces compositions semblent évoquer de prime abord de l’âme tourmentée du poète, elles cachent d’autres lectures, comme le Zadig voltairien. A l’image de Burton, pour lequel « la mélancolie qui frappe l’individu n’est que l’une des manifestations d’un désordre beaucoup plus large se déclinant sous la forme de désordres (naturels, sociaux, politiques, religieux, intellectuels) », l’oscillation entre extase et déchirure exprimée par les poètes est à entendre comme un reflet de l’Angleterre du XVIIe siècle, qui fait montre d’autant de visages que de monarques. De Jacques Ier le poly-instrumentiste, qui ouvre la première chaire de musique à l’Université d’Oxford et exporte la renommée de Dowland et ses contemporains en Europe, à l’exubérance purcellienne prônée par Charles II en 1660, en passant par l’austère fermeture des théâtres par la république de Cromwell, l’Angleterre du XVIIe est pétrie de contradictions. Evoquant sa bien-aimée Corinna (en écho à la Corinne d’Ovide dans Les Amours) autant que sa nation, Campion résume élégamment ces montagnes russes amoureuses et/ou politiques : « Car dès qu’elle chante le plaisir, Mes pensées savourent un soudain renouveau. Mais si elle parle de tristesse, Rien que dans mon cœur, les cordes se brisent. ».

En-deçà de cette dénonciation en creux, les airs de ces poètes sont aussi à lire simplement comme un retour vers l’intériorité, vers le soi, en réaction à une période plus que troublée : alors que Cromwell assèche la production musicale en ordonnant la fermeture des théâtres, le dernier bastion de résistance est la noblesse, avec son répertoire intimiste de l’ayre accompagné au luth. Serait-ce un pied de nez à la lutte active menée au-delà des moelleux salons ? Entérinée des cours d’Elisabeth Ie à celle de Rodolphe II à Prague, la mélancolie se propage ainsi à travers les salons de l’Europe du Nord et de l’Est. Oh, qu’il fait bon se terrer chez soi lorsque d’autres combattent dehors… semble-t-on murmurer. Faisons bondir les historiens : l’Europe du XVIIe se préoccupe de sa mélancolie, entre danse exubérante et mines poudrées compassées, se pâmant à l’écoute des déplorations amoureuses sur fond de manigances religieuses… L’Europe du XXIe propose une génération Y autocentrée, ivre du pouvoir des réseaux sociaux, glorifiant la duck-face et twittant son mal-être à tour de bras, sur fond d’actif questionnement politique, humain, religieux. La comparaison frôle peut-être l’hérésie, mais l’écho résonne étrangement à travers les siècles.

Pour le théoricien Burton, cette fraction entre la vivacité du monde social, et le repli sur les états de l’âme est à retrouver dans les deux états de la mélancolie. Elle produit en effet ou bien un excès d’implication, de zèle, d’enthousiasme, qui conduit au fanatisme à travers des phases maniaques, ou bien un défaut d’engagement, qui se traduit par un scepticisme, voir un athéisme, un égotisme – autrement dit la phase dépressive. Burton aurait-il eu prescience de notre siècle ? Vision amère du temps qui passe, sentiment d’impuissance à vivre : à l’image des ouvrages publiés par nos maisons d’éditions, les sujets des musiciens du XVIIe siècle anglais semblent étrangement se faire écho de cette « génération Y » aujourd’hui plébiscitée par les médias, dite aussi « génération sans cause », porteuse de cette scission entre fanatisme et désengagement élisabéthaine… De la nature morte ornée de crânes et miroirs, nommée « vanité », au selfie désabusé, n’y aurait-il qu’un pas ? A travers les siècles, ces thématiques gardent toute leur vibrante actualité.

La mélancolie de ces compositeurs, serait-ce la nôtre, spectateur du XXIe siècle ? Cette société anglaise en mutation ne ferait-elle pas écho à notre époque ? Ces théoriciens et musiciens, qui dressent subtilement le portrait d’une nation en crise, ne tendent-ils pas la perche à travers les siècles à nos propres artistes ? Rêvons un instant… Et plaisons-nous à imager que ce concert proposé par Tictactus pourrait dissimuler quelque remise en question de la crise culturelle que traverse la France depuis vingt ans (au fond, tout concert aujourd’hui n’est-il pas acte de résistance ?). Burton et ses contemporains présentent la mélancolie comme l’expression non aboutie, contrariée, d’un trop-plein de désir d’action. Ainsi en va-t-il de la jeune scène musicale aujourd’hui, sans cesse entravée par la rareté des subventions, les disparitions de festivals, la difficulté d’accéder au statut d’intermittent, et la précarité de celui-ci. Il y a de quoi se sentir pris par le mal de vivre lorsque l’on est un jeune musicien du XXIe siècle.

Et remontons pour cela à l’antinomie première de ce concert : de la musique profane dans un lieu sacré. Ceci pose en effet question : jusqu’où peut s’étendre le souhait de « reconstitution » porté par le courant de redécouverte de la musique baroque éclos depuis les années 70 ? Nombreux sont aujourd’hui les ensembles baroques, jeunes ou moins jeunes, à naviguer entre fidélité et réinvention. D’une part, jouer sur instruments anciens et cordes en boyaux, s’imprégner des traités d’époque, utiliser les tempéraments inégaux et mésotoniques, exhumer un répertoire sortant des sentiers rebattus, sont devenus choses courantes : ce sont ces recherches musicologiques menées avec une exigence d’exactitude, qui permirent à William Christie de ressusciter l’Atys de Lully en 1987, ou qui constituent le socle du Dialogue musical de Nikolaus Harnoncourt. D’autre part, la liberté est aussi de mise : Hespérion XXI et Jordi Savall interprètent de manière décomplexée un répertoire médiéval, renaissance, baroque ; Christina Pluhar et l’Arpeggiata ouvrent la voie de l’improvisation à travers leurs jeux sur passamezzo. Et ces deux visées – fidélité et liberté – s’associent aujourd’hui à travers d’ambitieux projets tels que celui de Sébastien Daucé et Correspondances, qui recrée Le Ballet Royal de la Nuit en mêlant pièces de Rossi, Cavalli, Cambefort, et le propre fruit de sa composition.

Par essence, l’interprétation de la musique vocale Renaissance et baroque intègre l’impossibilité d’une fidélité complète aux pratiques d’époque : trouver un castrat relèverait aujourd’hui de la tragédie chirurgicale ; mezzo-sopranos et contre-ténors sont donc appelés à la rescousse. S’il l’on revient à l’idée du festival de Pontoise de localiser un concert de chants amoureux au sein d’une église, il semble donc que questions d’interprétation musicale, et questions de localisation géographique aillent de concert, semblant naviguer entre deux eaux. Ainsi donc, où joue-t-on de la musique baroque aujourd’hui, lorsque l’on est un jeune ensemble ?… Où l’on peut. C’est-à-dire bien souvent une église, un temple : un lieu vaste, peu coûteux à louer, ou souvent prêté, (très) flatteur pour les voix, un peu moins pour les instruments, souvent contraints d’accentuer l’articulation (ah, les coups de langue tout en dentales, si chers aux flûtistes !). Et la mode adoptant souvent les réalités de la profession, les festivals programment sans état d’âme des airs exhalant la passion amoureuse et charnelle dans un lieu de culte. Incohérence sur laquelle le public éclairé passe, plus soucieux de pointer l’absence de cordes en boyau ou le manque de soin d’une ornementation, que de réaliser qu’originellement, cette musique d’airs élisabéthains était faite pour être interprétée dans des salons privés, ou des cours de seigneurs : de lieux de faste bourgeois ou d’intimité seigneuriale à la sonorité mate, et non pas des églises ou cathédrales, et ce, pour une double raison : d’acoustique et de bienséance. Les ensembles baroques aujourd’hui semblent plus attentifs à la recréation d’une interprétation musicale, au phrasé, à la technique, qu’à l’interrogation – vaste et certes ambitieuse – sur l’espace musical comme lieu d’une sociabilité culturelle et mondaine, témoin du climat d’un siècle. Si la musicologie a déjà une longueur d’avance – on peut penser aux travaux d’Anne-Madeleine Goulet sur l’air de cour comme pratique sociale – les musiciens semblent y accorder une importance moindre… que justifient très probablement l’inadaptation des lieux de concerts et le climat culturel délicat français depuis une vingtaine d’années. Malheureusement poussés par le manque de subventions et par la réalité du marché à se tourner vers des lieux à l’acoustique peu en adéquation avec les visées des compositeurs de ces époques révolues, les ensembles baroques aujourd’hui qui portent ce genre de répertoire intimiste ne peuvent donc être totalement cohérents.

Loin de nous l’idée de jeter la pierre sur cette vivace floraison d’une nouvelle génération d’ensembles : ceci est une invitation à une double réflexion.

D’une part, où trouver des salles proposant une écoute similaire à celle des particuliers du XVIIe siècle ? Nos salles de concerts actuelles ne sont pas pensées pour la pratique d’un certain type de répertoire : les airs de Morley et Blow étaient faits pour être entendus de près, dans le cadre d’une intimité. Celles qui s’apparentent le plus à des salons de particuliers sont les petits théâtres, auditoriums de conservatoires. Le théâtre sépare cependant le public des musiciens par une scène ; les auditoriums sont souvent de petite contenance, mal adaptés au timbre délicat du luth. Serait-il temps de proposer des concerts à domicile, pour retrouver cette acoustique mate et cette intimité propre à l’épanchement amoureux ? Comment ne pas tomber dans l’élitisme culturel avec une telle proposition…

D’autre part, peut-être faut-il voir en cette débrouillardise des jeunes ensembles, certes pas toujours adaptée au répertoire, l’occasion de créer de nouvelles formes de spectacles, d’inviter autrement le public à s’immerger dans ce répertoire parfois méconnu. Pensons actuellement à D’autres le giflèrent, par la Compagnie Manque par d’Air, splendide théâtre musical d’après les passions de Bach, où les musiciens jouent par cœur, circulant en scène, donnant leur réplique, à la fois acteurs et musiciens. Dans son programme anglais, l’Ensemble Tictactus joue sur le souvenir des codes visuels et scéniques des masks (mêlant chant, poésie, danse, costumes et décors somptueux), sans chercher à le reproduire à l’identique : le rouge flamboyant du pourpoint en soie sauvage de Solène Riot, et la majestueuse robe de taffetas de Lucile Richardot font écho aux costumes de scène de l’époque. Les circulations d’instruments d’une main à l’autre, les allées et venues de la chanteuse, muent la géométrie variable de l’ensemble en une mise en scène sobre et élégante.

A nous, donc, de nous interroger sur ce systématisme musicologique parfois mis en place de manière extrêmement pointilleuse : pourquoi ne pas pulvériser les codes du « faire comme » plébiscité par la recherche musicologique, et proposer des ovnis musicaux, quand bien même ils naviguent en eaux troubles ? Revient ainsi à la nouvelle scène baroque la délicate mission de titiller les oreilles novices : à travers, pourquoi pas, des formes de concerts inventives permettront des rencontres interartistiques novatrices. Autant de ressorts créatifs qui pourront être décriés par d’aucuns, mais qui pourront aussi, peut-être, toucher des populations qui n’auraient pas forcément poussé la porte d’un concert en mésotonique se déroulant dans un des salons à l’acoustique idéalement mate du Conservatoire de Paris. Si la musique se joue sur boyau, elle peut aussi, après tout, se jouer dans un café, un appartement, une salle communale, être entrecoupée de répliques, d’explications, de rires. Décloisonnons la pratique ! Déridons nos musiciens ! En remède à la mélancolie, suivons la lignée de ces théoriciens du XVIIe siècle, tel que Shaftesbury, qui propose d’adopter le wit and humour, ou auto-dérision qui rend possible une sociabilité, à l’image de la chaleur de Lucile Richardot et des malicieux sourire des instrumentistes échangés pendant le concert. La mélancolie est après tout teintée de clair comme d’obscur… A nous d’en exalter l’obscure clarté.

Pour retrouver le goût de vivre, pourquoi ne pas délaisser réseaux sociaux et autres miroirs de l’égo, et agir à l’image des amateurs éclairés du XVIIe siècle : se réunir pour partager la musique ? Chanter en chœur les plaisirs ou les douleurs de l’amour peut, croyons y, être une bien meilleure catharsis que publier un morne statut ou attendre un like à la lueur de l’écran. Pour preuve, ce concert de l’ensemble Tictactus : quand bien même la programmation proposait d’abandonner progressivement tout espoir amoureux, c’est un sourire jubilatoire qui s’est posé sur toutes les lèvres : la cause vibrante énoncée fut celle de la convivialité, du partage de la beauté, et de la survie de l’art, en dépit des contraintes économiques… et climatiques. Il y a de quoi garder espoir.

A l’heure d’un retour au bio, au local, au solidaire, ne pourrions-nous aussi y joindre un retour au non-numérique ? Quitter l’écran et ses méandres spectaculaires et envoûtantes pour tendre vers la manifestation de proximité, et de soutenir la pratique artistique : celle du jeune ensemble d’à côté. Nous vous invitons donc, une fois la lecture de cet article terminé, à vous tourner vers la programmation artistique de la salle voisine…

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