Une journée avec Ruggero Raimondi © Medici.tv
Une journée avec Ruggero Raimondi © Medici.tv

Raimondi sous l’œil de Losey

3 minutes de lecture

Salle Gaveau, avril 2010. Sur scène, un couple s’apprête à chanter. Ruggero Raimondi prévient les impétrants : « Le ‘La ci darem’ est un sommet de l’opéra, car c’est le seul moment où l’on voit vraiment Don Giovanni à l’œuvre ». C’est là qu’il séduit Zerlina, c’est là qu’il la fait délicatement glisser de « È mio marito » à « Vorrei, e non vorrei »… et enfin à « Andiam, mio bene, andiam ». Tout le séducteur est là, dans ses cajoleries, ses caresses, ses flatteries, ses promesses… Et Zerlina cède, fascinée.

Quoi de plus facile pour Ruggero Raimondi d’incarner ce mâle redoutable ? Lui dont on a peine à croire, en Scarpia, qu’il n’ait pas persuadé Tosca de se donner à lui une bonne fois pour toutes ? Lui qui, en masterclass sur Don Giovanni, se retrouve sans peine avec une Zerlina sur les genoux, une Elvira aux pieds ? Quel autre que lui peut incarner à la perfection le grand seigneur méchant homme ?

Ce n’était pourtant pas l’avis de tous quand Daniel Toscan du Plantier (directeur de Gaumont) et Rolf Liebermann (directeur de l’Opéra de Paris) décidèrent de produire le premier film-opéra. Les talents d’acteur du jeune Raimondi ne convainquirent ni Toscan du Plantier ni Losey ; mais la qualité artistique devait primer et Liebermann trancha. Et leur recrue dépassa leurs attentes, incarnant pour les générations à venir le Don Juan idéal.

La caméra a libéré les chanteurs : elle les a non seulement transformés en acteurs, mais a surtout révélé leur personnage en eux. Raimondi fait sien ce Don Giovanni terriblement fascinant, qui court à sa perte en méprisant le monde, détruisant tout sur son passage (l’honneur et la fidélité des femmes, la dignité des hommes), sapant l’ordre qu’il a créé autour de lui, se moquant de tout pour ne jamais rien céder. Un monde qu’il aime contempler, où il aime se contempler, où il aime être contemplé. Comme un acteur.

Confronter les chanteurs à leur rôle d’acteur n’était pas facile. Pour Kiri Te Kanawa, la direction musicale de Lorin Maazel et artistique de Rolf Liebermann était une chose, mais la direction cinématographique de Joseph Losey, réalisateur (ou plutôt « director » en anglais, le même mot que metteur en scène), était une autre. Lui allait bien plus loin que le metteur en scène — pas question de se plier aux exigences des chanteurs ou de les tourner vers la salle pour que leur voix porte bien. Il fallait jouer.

Il faut se plonger dans l’abîme du comédien pour endosser les habits d’un Don Giovanni confronté à l’abîme des valeurs : car Don Giovanni joue la comédie, joue au séducteur, joue au grand seigneur, joue au méchant homme, trompe les femmes, se déguise en valet, taquine Leporello et se moque de la Mort (ou de sa statue). Le Valet Noir, inventé par Losey (ou plus exactement Frantz Salieri, son conseiller artistique sur le tournage), figure son double, une version terrible et vertigineuse de lui-même. Qui lui survit comme l’acteur survit au personnage… mais également comme Don Juan survit éternellement dans les yeux de l’acteur.

Salle Gaveau, il apprend à ses élèves à se plonger eux aussi dans le personnage. « Il a peur, parce qu’il est marié ! » s’écrie-t-il en riant à la vue de l’alliance que porte le jeune Don Juan. Le chanteur enlève son alliance, et devient acteur. En quelques secondes, tout son trac disparaît et un séducteur apparaît sur scène, transcendé par l’habit du comédien. Son maître joue, lui, le rôle de la caméra, libérant à la fois le chanteur et le personnage.

Et dans les foyers du Palais Garnier, Ruggero Raimondi avoue : « Après, ce fut très difficile de rentrer à nouveau dans le personnage, sur scène. Il me manquait l’espace, il me manquait Palladio, il me manquait l’air, il me manquait la joie… il me manquait la caméra ! »

 


En savoir plus :

Une journée avec Ruggero Raimondi, film écrit par Alain Duault à partir de la masterclass salle Gaveau en avril 2010, disponible sur medici.tv

Don Giovanni, le film-opéra, documentaire réalisé par Thibault Carterot

A propos de Don Giovanni, reportage de Jean-Pierre Janssen sur le tournage de Don Giovanni

Don Giovanni & Losey, analyse thématique de Don Giovanni par Michel Ciment

 

Derniers articles de A la loupe