Sirba Octet
Sirba Octet

Folklore immédiat

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Peut-on chuchoter ? Peut-on crier un indéfini « whouh » quand on applaudit ? Peut-on même battre dans ses mains quand, sur scène, huit énergumènes se déchaînent dans une frénésie klezmer avec le but avoué de nous faire danser ?

Tantz ! C’était le titre qu’a donné le Sirba Octet à son dernier album et donc à sa série de concerts. Violonistes, altiste, violoncelliste, contrebassiste, clarinettiste, pianiste et cymbaliste, issus pour la plupart de l’Orchestre de Paris. Jouant des danses hongroises, roumaines, tziganes et klezmer, mélangeant l’élégance un peu propre des musiciens d’orchestre et la fougue déchaînée de ceux qui ont justement peu l’habitude de s’exprimer en-dehors des clous. En résulte un concert hybride, dont on ignore tout à fait comment s’y comporter – cela finit par venir, évidemment.

On a porté les concerts hybrides sur le devant de la scène. Sans doute a-t-on eu raison. Les musiciens du Sirba ne cherchent pas à reproduire une soirée klezmer dans l’arrière-salle d’un restaurant juif ou hongrois : ils ont l’humilité de ne pas vouloir prendre la place des instrumentistes traditionnels qui donneraient à cette musique un sang un peu plus populaire. Non : ils proposent un concert d’un genre nouveau. Ils apportent au public classique, qu’ils touchent par leur lignée orchestrale, un répertoire que leur grande technicité permet d’aborder sans peur – notamment quand cette grande technicité se double d’un talent pour l’improvisation, comme c’est le cas de Philippe Berrod, ou d’un groove naturel, comme on se délecte de le remarquer chez Bernard Cazauran. Mais le résultat n’est pas clair pour nous autres, confortablement assis dans les gros fauteuils de l’Espace Pierre Cardin pendant que ça se trémousse sur scène.

Et pourtant ce n’est pas la première fois que l’on apporte au public classique les mélodies d’Europe de l’est. Brahms, Dvořák, Bartók, en leur temps, en ont fait des danses symphoniques, Liszt des rhapsodies pour piano. Mais les ont-ils traitées de la même manière ? Si l’on considère que Liszt et Bartók ont réellement créé à partir de leurs influences respectives, participant à la recherche harmonique de leur temps, à l’évolution de leur propre langage, Brahms a plutôt joué avec ses Danses hongroises un rôle d’intermédiaire entre campagne et salons qui nous semble aujourd’hui superflu – comme celui de Liszt dans ses paraphrases d’ouvertures et d’airs d’opéra qui, depuis la généralisation du tourne-disque dans les ménages, paraissent bien désuètes. Sauf qu’à la différence des paraphrases, qu’ont supplantées les concerts d’ouvertures, les récitals d’airs, les opéras en version de concert et, de manière générale, les concerts symphoniques, les Danses hongroises et les Danses slaves persistent dans nos salles. Et là, hors de question de battre dans ses mains ou de dodeliner de la tête : il s’agit de musique classique. Les musiciens semblent nous dire : « Nous aimerions bien vous jouer de vrais airs tziganes pour que vous quittiez la salle l’esprit réellement léger, mais nous ne savons pas, alors nous jouons cet arrangement, réalisé par M. Brahms ». Gare à ceux qui se croient dans une taverne de Pest. Et pourtant, n’est-ce pas ça le but ?

Avons-nous besoin aujourd’hui d’un tel intermédiaire qui mette sur la scène symphonique ce que l’on entend dans les campagnes ? Nous manque-t-il un Brahms, alors que les groupes folkloriques les plus lointains sont écoutables sur iTunes ou, tant que nous pouvons en profiter, sur Qobuz ?

La musique de Bartók, si on la confronte à ses sources, mérite d’être comparée à du vrai folklore : il faut encourager les pratiques de mélange des genres, comme cela s’est vu avec le Budapest Festival Orchestra qui, entre les Danses roumaines, mettait sur scène un groupe traditionnel roumain (l’auteure de ces lignes l’a vu il y a quelques années, en tournée à la Halle aux Grains de Toulouse). Que fait donc le Sirba Octet ? Pourquoi n’est-il pas là, alors, pour supplanter les transcriptions qu’on nous inflige depuis un siècle et demi ? Il ne faut pas croire que Brahms suffit à évoquer les plaines de la Puszta. Les orchestres ont les moyens en leur propre sein de jouer la musique telle qu’elle existe et non telle que le XIXe siècle l’a imaginée : qu’ils en profitent, et qu’ils créent sur scène des rencontres qui valent la peine, éduquent le public, l’élargissent, et donnent leur lettres de noblesse aux mélodies dans lesquelles les aristocrates de la musique ont puisé sans vergogne. Qu’ils osent confronter le matériau brut à son produit le plus sophistiqué, à savoir ce qu’en ont fait les compositeurs en se l’appropriant plutôt qu’en le plagiant.

Quant aux salles, elles ont désormais les moyens de rendre honneur à ces répertoires : et plutôt qu’écouter au fond de nos fauteuils mous la verve des musiciens de l’Orchestre de Paris qui tentent, eux, tant bien que mal, de sortir de leur cadre, rendons-leur service, levons-nous de nos sièges. La Philharmonie dispose d’un parterre rétractile qui, tel un chat confiant, peut rentrer ses rangs sous sa peau – j’espère voir un jour le Sirba occuper la place qui lui est réservée : une première partie d’un concert Bartók / Enescu de l’Orchestre de Paris, devant son public debout.

Et jouer un jour du cymbalum.


 

Espace Pierre Cardin, dimanche 22 novembre 2015

Sirba Octet : Tantz !

Richard Schmoucler, Christian Brière, violons | David Gaillard, alto | Claude Giron, violoncelle | Bernard Cazauran, contrebasse | Philippe Berrod, clarinette | Iurie Morar, cymbalum | Yann Ollivo, piano

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