Un aéroport, un lieu et un temps inconnus. Un endroit d’attente et de passage mais aussi une frontière que l’on n’est pas tous libres de traverser.
Basé sur la vraie histoire de Mehran Karimi Nasseri, un réfugié iranien qui a vécu dans le terminal 1 de Roissy pendant 18 ans, Flight, opéra de Jonathan Dove sur un livret d’April de Angelis, a comme protagoniste un réfugié vivant dans un terminal et ses interactions avec les gens de passage. Coincé comme un personnage kafkaïen à l’intérieur d’un aéroport, le Réfugié, ne pouvant ni rester ni partir, est condamné à y vivre, sollicitant l’aide des voyageurs pour manger et se couvrir (“Ils sont heureux et ils ont de l’argent !”), et à se cacher de l’agent d’immigration pour ne pas se faire expulser.
En l’espace de deux journées, le malheureux croise les vies d’autres personnages, sans nom pour la plupart : des voyageurs, un jeune couple en vacances, des époux bientôt expatriés, une femme plus âgée venue chercher son fiancé, et des employés de l’aéroport : un contrôleur autoritaire, un strict agent de l’immigration et deux assistants de vol.
A cause d’une tempête électrique, les personnages restent coincés dans l’aéroport — au fur et à mesure, on découvre ce qui se cache derrière leur apparence ordinaire et tranquille : le jeune couple est en crise et pense que les vacances les aideront à se rapprocher ; l’épouse, enceinte, décide de ne pas suivre le mari qui vient d’être muté à Minsk, craignant une ennuyante vie de famille ; le “fiancé” de la femme âgée n’est qu’une amourette de vacances dont elle s’imagine qu’elle pourra remplir le vide de sa vie de célibataire après deux divorces ; les assistants de vol entretiennent une relation clandestine.
L’attente des avions respectifs se superpose à l’attente plus profonde qui dévoile les angoisses et les espoirs de chacun. Le présent n’existe pas, ils sont tous concentrés soit dans un passé qui leur a échappé (la dame âgée qui pense à ses maris, l’épouse qui regrette sa jeunesse, les assistants de vol épris dans leur liaison érotique) soit dans un futur qu’il ne pourront jamais maîtriser (les espoirs de réconciliation du jeune couple, le rêve de la dame de ne plus dîner seule, la liberté pour le réfugié).
Malgré l’absence d’une véritable action et malgré le huis clos, on ne s’ennuie guère, grâce au texte plein d’esprit et à une écriture musicale visuelle et pleine d’humour, dans la tradition la plus amusante de l’opéra — la dame faisant semblant de parler français (en disant des mots aux hasard “Bonbons! Chanel! Jacques Chirac!”), le trio “Est-ce que j’attire l’attention ?”, le sextuor mozartien “Qu’ai-je fait ?”, où l’on mesure le contraste entre les mots tendres du jeune couple et ceux bien moins romantiques de la dame avec ses ex-maris, ou encore le quintette rossinien “Dégoûtant. Désir de record”, où les voix ne deviennent plus que des rythmes.
Une panoplie d’instruments, rythmes et styles, avec un évident clin d’œil à Broadway, soulignent les différents événements et états d’âme : on passe avec fluidité du minimalisme au drame lyrique (nous remarquerons le magnifique solo “J’ai acheté cette valise à New York” de la femme de Minsk), de la musique latino-américaine soulignant les vacances du couple au soleil, à la cacophonie très science-fiction des percussions au moment du départ de l’avion pour Minsk (“Ah ! … Envoyer des avions dans le ciel”) ou encore au figuralisme de “Nuit féroce. Lumière déchiquetée”.



La qualité de cette production du Conservatoire de Boston est surprenante, de la mise en scène aux interprètes auxquels est demandé un très grand effort vocal et interprétatif : le contre-ténor Rudy Giron est un réfugié émouvant, au timbre épais et fragile à la fois ; Isabella Lamadriz est parfaite dans le rôle du contrôleur tout-puissant, ne serait-ce que pour ses aigus presque inhumains ; Abigail Dock, au timbre chaleureux et large, est une femme de Minsk attachante ainsi que son mari (Andrew O’Shanick) ; et le couple Eric Ferring (Bill) et Lauren Cook (Tina) est convaincant sans être caricatural. Si l’officier de Simon Dyer sait refroidir l’ambiance avec son air autoritaire, Tyler Wolowicz et Michela Wolz, au contraire, la réchauffent avec leur étreintes lascives en cachette et engagent le rire des spectateurs tout comme la très réussie dame âgée de Rachel Barg.
A la fin de l’opéra, on en apprend enfin un peu plus sur le Réfugié : le frère qu’il attend est en réalité mort pendant le voyage clandestin, en offrant au monde le spectacle d’un “homme congelé tombant comme une étoile congelée”. Il aurait été intéressant d’explorer un peu plus son histoire, son pays d’origine et la situation l’ayant poussé à la fuite.
Peut être cet homme n’est-il destiné qu’à être le pivot autour duquel se construit l’histoire : son destin finalement n’importe à personne – comme dans l’octuor “Regardez qui arrive” : “Que pouvons-nous faire? Nos bagages sont emballés. Nos billets réservés. Bien que nous sympathisons avec votre condition, nous sommes en vacances, pas en mission” — dans un parallèle très, trop actuel avec la situation des réfugiés en Europe.
Flight (1998)
Opéra en trois actes
Musique de Jonathan Dove
Livret d’April De Angelis
Andrew Altenbach (chef d’orchestre)
Johnathon Pape (metteur en scène)
Rudy Giron (le réfugié)
Isabella Lamadriz (le contrôleur)
Lauren Cook (Tina)
Eric Ferring (Bill)
Abigail Dock (femme de Minsk)
Andrew O’Shanick (homme de Minsk)
Rachel Barg (femme âgée)
Michaela Woltz (assistante de vol)
Tyler Wolowicz (assistant de vol)
Simon Dyer (agent d’immigration)
21 novembre 2015, The Boston Conservatory Theater, Boston
Site du conservatoire de Boston
Autre distribution
Bryan Pollock (le réfugié)
Natalie Logan (le contrôleur)
Samantha Schmid (Tina)
Frederick Schlick (Bill)
Gabriella Reyes (femme de Minsk)
Zachary Mallory (homme de Minsk)
Maya Pardo (femme âgée)
Tzytle Steinman (assistante de vol)
Andrew Miller (assistant de vol)
Sam Filson Parkinson (agent d’immigration)