Ce soir du mercredi 28 octobre 2015, à la Philharmonie, il y avait deux scènes. La scène habituelle, sur laquelle se produisait Thierry Escaich, et une deuxième, qui émergea des nuages par un jeu de panneaux pivotants, et d’où apparut l’autre (et la principale) star de la soirée : l’orgue Rieger. Et soudain, les 2400 paires d’yeux ne surent plus vers qui se tourner – surtout celles de l’arrière-scène, qui faisaient dos à l’instrument, mais également toutes celles qui ne pouvaient pas d’un seul regard embrasser et l’instrument et l’instrumentiste.
D’un côté, ce dos énigmatique à la chevelure fournie et grisonnante de savant fou, tirant les ficelles et les manivelles d’une machinerie qui a tout du diabolique, reproduisant les sons et les augmentant dans leur harmonie, semblant être muni d’autant de bras que de claviers – jusqu’à en avoir à la place des jambes. De l’autre, ces majestueux tuyaux immobiles projetant un son mystérieux qu’on ne peut localiser, qui se cachent les uns derrière les autres dans une géométrie parfaite, dont on soupçonne presque l’illusion d’optique, et semblent ne pas trop vouloir dévoiler de leur science opaque, tenant à l’écart des yeux du monde, cachée dans leur métal impassible, l’alchimie des sons.
Usine musicale (la notice nécrologique de Cavaillé-Coll ne dit-elle pas qu’il fut l’un des plus grands maîtres de l'”ingénierie artistique” de son temps ?), l’orgue n’a rien d’organique. Son passif d’instrument du diable, brouillé par l’Eglise dès qu’elle comprit son utilité auprès des fidèles, tant dans l’accompagnement de la messe que dans la terreur qu’il suscite auprès de ses auditeurs, n’a jamais disparu de l’imaginaire. L’orgue tient de la prouesse et non de la nature, du surhumain (mécanique ou diabolique, selon les croyances en vogue) et non du divin : on ne voit pas de vibration comme celle d’une corde, on n’entend pas de nuances comme celles des bruits du monde. Tout est immobile et invisible. La vibration est celle de l’air. Et se fait à l’abri des regards, dans ces “cheminées du Diable” que sont les milliers de tuyaux, qui rejettent les fumées d’une machine infernale, actionnée par rien de moins que des titans, si l’on en croit la nouvelle de George Sand.
Mais qui donc est l’homme qui le manipule ? Peut-être le diable lui-même est-il le seul à maîtriser le fonctionnement de son jouet. Ou alors a-t-il un esclave qui joue pour lui. Mais comment savoir ? Puisque l’organiste se cache derrière (dans, même) son immense buffet ?
L’orgue est l’instrument de ceux qui se cachent. Le capitaine Nemo, ou Davy Jones, à la tête du Vaisseau fantôme, dans l’univers de Pirates des Caraïbes, mais aussi le Fantôme de l’Opéra, et, si l’on y pense, le plus introverti des nains de Blanche-Neige, Grincheux : tous partagent avec leur instrument inhabituel le même isolement, se retrouvant face au(x) clavier(s) et aux tuyaux dans la même méditation (même Grincheux, qui ne semble consentir à participer à la fête qu’en lui tournant le dos, et semble plus préoccupé par sa musique que par les danses qu’elle suscite). Tous reclus du monde, en rejet de l’humanité, ils trouvent dans l’orgue le même compagnon de retraite. Loin du regard des hommes, loin du spectacle de l’art ou de la religion : l’orgue est l’instrument de l’invisible. L’instrument du culte doit évoquer la voix des anges, les “voix célestes” comme se nomme l’un de ses jeux, qui viennent par miracle accompagner l’officiant dans ses paroles rituelles. Comme le sonneur de cloches, l’organiste doit rester caché : en le faisant descendre de sa tribune, on pourrait trouver, si ce n’est un horrible bossu, peut-être un démon, mis malgré lui au service de Dieu.
Et après des siècles de messe, de constructions cultuelles et culturelles, voilà dans quel état d’esprit on se retrouve en assistant à un concert d’orgue. Vient-on pour la voix céleste et l’introspection obligée dans un lieu monumental, dont les piliers et les vitraux nous submergent autant que les sons surnaturels dont ils sont emplis ? Ou vient-on pour admirer le diable qui, dans notre société laïque et industrielle, se serait enfin sécularisé, et serait venu parmi les Hommes pour populariser un peu son ingénieuse trouvaille ? Dans une culture de communication, de médias, de spectacle, d’incarnation, l’écoute mystique et aveugle est compliquée. Et l’Homme veut se réapproprier ce qui a trop longtemps été interdit par Dieu : le diable, le mal, le spectacle, l’orgue. On construit aujourd’hui des orgues de concert dont on peut mettre la console sur scène, braquer les projecteurs sur l’étonnant machiniste, et laisser les tuyaux, au loin, faire leur office d’élément architectural. Dans les églises, c’est plus difficile : on braque alors les caméras pour retransmettre sur écran ce que jamais les fidèles, les spectateurs du culte, n’avaient vu auparavant – les mains de l’organiste.
Et comme les catholiques ont vu le prêtre se retourner vers eux après Vatican II, comme ils l’ont vu du jour au lendemain préparer l’eucharistie sous leurs yeux, ils voient aujourd’hui l’organiste tirer les jeux et déployer ses doigts sur ses claviers. Plus de mystère. Pas non plus de vrai spectacle : l’organiste ni le prêtre ne sont des hommes d’exhibition, et l’on ne sait trop que regarder dans ces gros plans sur les mains et les pieds. L’orgue mérite amplement de sortir du giron de l’Eglise dans l’imaginaire commun ; ne gagnerait-il pas pour cela à conserver le mystère dont les siècles l’ont entouré ? La démocratisation de l’orgue ne peut-elle pas passer par la mélancolie romantique dont souffrent ceux qui le jouent ? Par la fascination mécanique qu’il exerce sur ceux qui le voient de loin ? Par l’utilisation plurielle dont il a fait l’objet, de Grincheux à l’orgue Hammond ? Par sa puissance singulière de meuble immobile ?
Les 2400 paires d’yeux pourraient essayer, un jour, de se fermer pour mieux entendre : l’orgue n’est pas une scène.