L'orgue du Trocadéro, premier orgue de concert francais, construit pour l'Exposition de 1879, aujourd'hui à l'Auditorium de Lyon (Morel, 1878)
L'orgue du Trocadéro, premier orgue de concert francais, construit pour l'Exposition de 1879, aujourd'hui à l'Auditorium de Lyon (Morel, 1878)

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Longtemps solitaire, l’orgue de l’auditorium Maurice-Ravel à Lyon est le seul instrument à tuyaux présent et utilisé régulièrement dans une salle de concert française, et ce depuis son inauguration en 1977, après avoir été déménagé depuis le Palais de Chaillot de Paris. Sa façade, et les quelques milliers de tuyaux qu’elle masque, cache une histoire complexe qui, à défaut de donner une explication, reste un symptôme d’une organophobie des plus mystérieuses, alors que dans le monde, du Canada au Japon en passant par le sultanat d’Oman, les salles de concert s’ornent d’un orgue sans même que l’éventualité de ne pas en installer un ne soit abordée. Quelques salles françaises se sont vues quant à elles vidées de leur instrument au cours du XXe siècle : “l’ancienne ancienne” salle Pleyel, la salle Gaveau dont il reste cependant la façade (le corps de l’instrument a été réinstallée dans un église normande, à Saint-Saëns, ça ne s’invente pas !), le théâtre des Champs-Elysées dont, a priori, une grande partie, voire la totalité de la tuyauterie installée par le facteur d’orgue Jean-Baptiste Puget en 1913 demeure préservée derrière les quelques tuyaux surplombant cette scène mythique. Par contre l’orgue ne peut être joué car… hum… comment dire : “Nous ne savons pas où est la console”…

En définitive, le public des salles de concerts françaises a été privé d’orgue pendant de nombreuses décennies, alors que la France est avec l’Allemagne le pays le plus réputé au monde pour son histoire de l’orgue, sa facture instrumentale, la formation des interprètes et, bien sûr et par-dessus tout, pour sa musique. Si Jean Guillou, Louis Robillard, Daniel Roth ou Olivier Latry font salles ou nefs combles aux quatre coins du monde, dans leur pays ils n’ont qu’un rayonnement très restreint ; et en ce qui concerne le dernier, surtout parce qu’il est organiste titulaire à la cathédrale Notre-Dame de Paris, stature qui jette un tant soit peu l’ombre sur la richesse de son activité de concertiste international et sur ses qualités de musicien à part entière. Car oui, pour une large partie du public, l’organiste est avant tout un acteur de la liturgie, l’accompagnateur des offices du dimanche matin. Si beaucoup le sont effectivement, il est peut-être utile de rappeler que l’organiste est, au même titre qu’un pianiste ou un violoniste, un instrumentiste accompli, d’autant plus que le répertoire de l’orgue est sans aucun doute le plus richement pourvu parmi les instruments occidentaux, en raison de l’ancienneté de son invention (Ctesibios d’Alexandrie en est l’inventeur inspiré, imaginant cette prouesse technologique au IIIe siècle avant J.C.). Notons par exemple que les premières musiques purement instrumentales écrites, outre les transcriptions pour clavier de polyphonies vocales, étaient des pièces d’orgue, comme celles que Conrad Paumann propose à la fin de son traité de composition édité en 1452. Imaginer que cinq siècles et demi plus tard, les compositeurs écrivent toujours pour l’orgue, explique la passion dévorante que provoque l’instrument et son histoire sur ceux qui le pratiquent ou qui simplement s’y intéressent de près. L’orgue tel qu’il se développe au fil des siècles a, la plupart du temps, pris pour base des sonorités qui l’enrichissaient au fur et mesure les formations instrumentales ou vocales qui lui étaient contemporaines. Ainsi aux XVIIe et XVIIIe siècles, le répertoire de l’orgue imite les formes en vogue comme les polyphonies vocales chez les virginalistes, les airs d’opéra chez François Couperin ou la musique de chambre à l’italienne avec les sonates en trio de J. S. Bach. L’orgue sera également un instrument que pratiquaient Mozart, Mendelssohn ou Bruckner. Au XIXe siècle, ses développements sonores et technologiques, conjugués à l’engouement que suscita la musique de Bach, fascineront beaucoup de compositeurs comme Schumann qui lui consacre quelques pages de musique, Brahms qui lui confiera son ultime opus ou encore Liszt qui en plus de la musique qu’il lui destine, lui fera une déclaration d’amour dans un de ses célèbres articles écrits en français dans les années 1840 (articles rassemblés aujourd’hui sous le titre Artiste et société). Puis l’orgue du XIXe devient symphonique. En Angleterre par exemple, c’est au vrai sens du terme. Souvent les orgues des salles anglaises faisaient entendre des transcriptions de pièces orchestrales à la mode au public qui n’avait pas les moyens d’aller écouter les concerts organisés par les différentes sociétés philharmoniques ; il s’agissait en outre d’un service public puisque l’organiste était un employé municipal. Cela n’empêchait pas l’orgue de sonner pour l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises, comme en témoignent les archives de la société philharmonique de Londres qui font état d’un Mendelssohn ou d’un Saint-Saëns jouant l’orgue avant de prendre la baguette pour diriger leurs œuvres à la tête de l’orchestre de cette même société. Eh oui, l’orgue est, par excellence, l’instrument commun, celui qui appartient à tous, sans distinction.

À la lumière de ces quelques réflexions, que dire du fait qu’une capitale culturelle mondiale telle que Paris attende 2015 pour doter deux de ses salles de concert d’un orgue ? En réalité, comme déjà évoqué, Paris a eu de nombreux instruments de salle. L’orgue du Palais du Trocadéro (dressé de 1878 à 1935 avant de devenir le Palais de Chaillot) avait cette mission fédératrice. La salle lors des concerts d’orgue donnés par le très populaire Alexandre Guilmant devenait un lieu de rencontre et l’affection qu’avait le public pour ces événements était équivalent à celle éprouvée pour les concerts de l’orchestre Colonne ; en somme, il s’agissait, trente ans après la révolution de 1848, d’un véritable projet de métissage socio-culturel. L’orgue accueillera des événements forts, comme la création française des envoûtants Cyprès et Lauriers pour orgue et orchestre de Camille Saint-Saëns, ou des somptueuses Trois Pièces de César Franck, créées par le compositeur lui-même, sonnant les plus belles heures de l’orgue romantique. L’orgue a ce statut unique d’être consubstantiel au lieu qui l’abrite. Nous parlons de “l’orgue du Trocadéro” comme nous parlons aujourd’hui de “l’orgue de la Philharmonie”. Les événements évoqués ci-dessus fascinaient un large public parce que, de manière tout à fait inhabituelle dans le monde musical, un concert d’orgue, c’est évidemment une personne qui joue d’un instrument, mais c’est aussi un lieu qui contient en son ventre un instrument de musique gigantesque et complexe. C’est en quelque sorte la salle elle-même qui devient instrument de musique. L’art ne fait plus par la présence sur scène d’un soliste ou d’un orchestre, puisque la salle dans sa conception même est l’étui de ces milliers de bouches réunies en cette machine magnifique, oserai-je dire, en cette machine désirante.

Renouer avec cette mission typique de l’orgue de salle, diffuser un vaste répertoire au public le plus large reste l’une des raisons pour lesquelles la présence d’un orgue à la Philharmonie de Paris se révèle indispensable. Un orgue dans une salle, cela signifie qu’il est possible d’y faire de la musique à n’importe quel moment. Visiter la Philharmonie en journée, par exemple, ce n’est pas entrer dans une salle de musique dans laquelle il n’y a pas de musique, car l’orgue est là, le jouer c’est faire jouer la salle tout entière. L’emploi du temps des orchestres, les désirs des solistes, les rituels du concert se sont conjugués de telle manière qu’aller au concert, c’est le plus souvent sortir le soir, rester assis pendant plus d’une heure, loin des musiciens et de leurs instruments. L’orgue de salle permet une tout autre approche du musicien, de l’instrument et de la musique. Il est orgue de loin : assis dans la salle on voit quelques tuyaux ornementaux, on entend l’instrument dans son ensemble ; il est orgue de près : s’approchant on découvre la console, les claviers, le pédalier et les tirants de jeux, on entend l’instrument dans sa proximité ; il est orgue de l’intérieur : en y entrant on y découvre cette forêt de tuyaux, les coulisses de cette masse sonore — entendre, voir, entrer à l’intérieur d’un orgue, c’est être en prise direct avec l’âme musicale d’une salle de concert. Ceci est accessible à tous, simplement parce que la machine est aussi attractive que sa musique est passionnante. Car oui, un orgue dans une salle, c’est aussi offrir à un public fourni et curieux la troisième partie de la Klavierübung de Johann Sebastian Bach, les Trois Chorals de César Franck, la Messe de la Pentecôte d’Olivier Messiaen, et encore tant de chef-d’œuvres inconnus comme les symphonies écrites dans le rayonnement franckien par Louis Vierne ou l’expressionnisme post-romantique de Max Reger, comptant de très loin parmi les plus belles heures du répertoire, en les transposant dans ce temple qui ne se voue qu’à un seul culte, celui de la musique.

Conclurait-on par une de ces pirouettes comparatives, disant qu’une salle de concert sans orgue, c’est un peu comme une bibliothèque sans livres, un zoo sans animaux, ou peut-être comme une vie sans musique.

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