Organiste, compositeur, improvisateur, titulaire de l’orgue de Saint-Etienne-du-Mont, Thierry Escaich a joué plusieurs fois aux côtés de l’Orchestre de Paris dans la symphonie n°3 « avec orgue » de Saint-Saëns – notamment à la salle Pleyel en 2011, aux BBC Prom’s en 2013, et les 28 et 29 octobre derniers, à l’occasion des premiers concerts de l’orgue de la Philharmonie de Paris.
Comment avez-vous trouvé l’orgue de la Philharmonie ?
Il répondait tout à fait aux attentes qu’Olivier Latry [titulaire de Notre-Dame de Paris, ndlr] et moi formions quand nous avons été contactés pour le projet. C’est un orgue de salle de concert, il doit donc être multifonction : il peut aussi bien accompagner un orchestre ou un chœur, jouer seul ou non… Il doit être très souple : en ce sens, l’orgue de la Philharmonie me semble plutôt réussi.
On peut obtenir non seulement une grande douceur, mais même plusieurs registres de jeux très doux, dans différents claviers comme le solo et l’écho, dont on peut doser les couleurs. On est loin de l’orgue monolithique : il n’y a pas qu’une couleur possible, ni dans la douceur ni dans la force. La présence de trois boîtes expressives – une pour chaque clavier – renforce le nombre de possibilités.
Par ailleurs, sa couleur est très poétique, le son est très rond, bien que l’acoustique soit celle d’une salle, donc assez dure, et que la réverbération n’ait rien à voir avec Notre-Dame ! L’acoustique de salle est un excellent critère car elle est exigeante : elle ne laisse pas passer les défaillances d’harmonie d’un instrument comme peut le faire une acoustique d’église, qui arrange souvent les choses… L’acoustique de salle est traître, pour l’orgue comme pour un orchestre : de la même manière qu’on entendra qu’un hautbois d’orchestre joue mal, on entendra qu’un jeu de hautbois est mal harmonisé. Et bien que cet orgue ne soit pas totalement terminé, on est pratiquement certain que le résultat sera à l’avenant : il est vraiment réussi.
Que reste-t-il à faire ?
L’ajout de jeux. Il en manque encore une vingtaine, qui sont déjà posés mais pas encore harmonisés – c’est-à-dire accordés en fonction du son de la salle. Il manque notamment plusieurs jeux de chamades, des jeux très puissants, et certaines anches : l’orgue va donc gagner en puissance, mais sûrement aussi en couleur, ou plutôt, je pense, en clarté. Cela ne changera pas radicalement : il pourra être registré comme j’ai fait pour les premiers concerts, mais offrira plus de possibilités dans la clarté et dans la force.
L’acoustique joue un rôle essentiel dans l’harmonisation…
Oui, l’harmonisation a toujours été un enjeu. Il fallait que les conditions acoustiques soient strictement les mêmes, que la salle garde exactement la même configuration, pendant toute la période de l’harmonisation des jeux, et c’était très difficile à obtenir. Il y a des églises où ce travail est réussi, d’autres où il ne l’est pas. A Saint-Etienne-du-Mont, où je suis, c’est très réussi, l’orgue est assez semblable à celui de la Philharmonie, avec 90 jeux, mais il n’est ni trop fort ni trop faible. L’acousticien et l’harmonisateur ont réussi à doser un son qui était le meilleur possible.
Vous avez joué un rôle au cours de cette étape à la Philharmonie ?
Olivier Latry faisait partie également du comité, et il est souvent venu pendant l’harmonisation : je ne sais pas s’il a conseillé, mais il était important qu’il soit là en tant que musicien et auditeur. Même si le facteur d’orgue et l’harmonisateur sont là, c’est important d’avoir une oreille extérieure, surtout une aussi bonne oreille, qui aura quelquefois pu certainement aider l’acousticien sur certaines couleurs de son.
Vous avez mis du temps à vous familiariser avec l’orgue ?
Je ne l’ai pas eu ! Je n’ai pas pu venir avant, et l’orgue ne pouvait être harmonisé que de nuit. Je l’ai inauguré le 28 octobre, et je n’y ai eu accès le 26 à 9h. J’ai travaillé une demi-heure sur Saint-Saëns avant que l’orchestre arrive, on a répété, et puis j’ai de nouveau travaillé quatre heures le soir pour préparer l’improvisation. C’était mon seul contact avec l’orgue : dès les répétitions terminées, Michel Garnier, l’harmonisateur, revenait pour reprendre son travail, comme il le fera tous les soirs jusqu’en janvier. J’ai donc eu assez peu de contact, mais comme l’orgue est bien proportionné, je n’ai pas eu beaucoup de difficultés – en une demi-heure, j’ai registré la symphonie de Saint-Saëns, et j’ai mis quelques heures supplémentaires pour chercher un peu l’orgue, ses différents plans sonores, la registration.
Dans vos improvisations, avez-vous cherché à montrer les différentes possibilités de l’orgue ?
Je dois avouer que je n’ai pas spécialement cherché à montrer quoi que ce soit. Je n’avais pas de consignes spéciales, donc j’ai simplement prévu de faire une forme en trois parties sur trois chorals de Bach, que j’ai un peu mixés progressivement. Au départ, j’avais pensé à ce qu’on fait habituellement lors des inaugurations, où l’on présente successivement les différentes textures, les différents plans ; mais nous ne sommes pas dans une église, ni dans ce type d’inauguration. J’ai donc fait une forme en trois parties, qui par ailleurs, évidemment, utilisait les palettes de l’orgue : je traite l’orgue un peu comme un orchestre, de manière assez impressionniste, et j’ai besoin de toucher à plusieurs plans sonores.
L’orgue de salle a ses spécificités acoustiques, mais correspond-il aussi à une évolution des goûts, de l’esthétique ?
Sa position en salle permet surtout une certaine démocratisation : il y est considéré comme n’importe quel autre instrument. Il a encore dans les têtes la fonctionnalité liturgique : on peut espérer que ces deux orgues qui arrivent dans les salles parisiennes, à la Radio et à la Philharmonie, vont asseoir sa présence dans le paysage. Peut-être ira-t-on écouter un concert d’orgue comme on va écouter un concert de piano ? Evidemment, il y a encore beaucoup plus de concerts dans les églises que dans les salles, même dans les pays anglo-saxons, où l’orgue est monnaie courante. Mais leur tradition concertiste de l’orgue leur permet une plus grande recherche musicale sur le concert : l’orgue est y confronté à la musique de chambre, à la musique contemporaine. Et d’ailleurs, en tant que compositeur, je vois beaucoup de mes pièces jouées à l’étranger alors qu’elles ne le sont jamais en France. L’orgue de salle, c’est d’abord un potentiel de public, qui n’aurait pas été à un concert d’orgue, et qui s’y rend.
Comme organiste, jouez-vous différemment sur scène et en tribune ?
Cela ne devrait pas être différent : on y fait le même répertoire… Mais personnellement, je préfère la salle, et surtout la présence du public – sa présence sensible, sensorielle, comme celle que peut sentir un pianiste en récital, qui le voit, qui l’entend.. C’est même plus facile, je trouve : il y a toujours quelque chose de stressant, dans une église, d’être à trente mètres du public, de se savoir vu mais de ne pas le voir, de sentir simplement une masse informe. Dans certaines grandes cathédrales, je suis toujours un peu gêné : je me donne, presque trop même, comme pour vérifier qu’on m’entendra… Dans la salle, on est au contact de la respiration du public, de ses réactions.
C’est une bonne chose, d’ailleurs, pour les organistes : ça les force à se mettre dans cette situation. Beaucoup sont habitués à être loin, à faire ce qu’ils veulent, cachés… Là, il y a un sens de la scène comme il devrait y avoir pour tout concert. En tant qu’instrumentiste, on est un passeur vivant entre le compositeur et le public. Ce côté théâtral est une évolution importante pour le métier d’organiste. D’ailleurs, je note que certains organistes anglo-saxons n’ont pas de problème de présence sur scène ; nous avons encore une vraie marge de développement, en France.
Et en tant que compositeur, composez-vous différemment pour église et pour salle ?
Non, je ne pense pas qu’il y ait de vraie différence de démarche. Il y a une seule chose qui peut changer : quand je dois écrire un concerto, comme celui je vais créer au Japon, dans une salle de concert, je sais que je vais pouvoir écrire des rapports entre l’orgue et l’orchestre que je n’aurais pas pu écrire si la création s’était faite à Notre-Dame. Mais sinon, et ce fut le cas pour les autres œuvres que j’ai écrites pour orgue et orchestre, le compositeur a une image globale de la sonorité de l’orgue, des registres qu’il va inventer, qui correspondent à un orgue idéal. Quel que soit le support, on fait des compromis entre cet orgue idéal et l’orchestre, que ce soit une salle ou une église. Si l’on commence à écrire pour un lieu ou pour un autre, on limite considérablement l’exécution ! Il vaut mieux adapter après : cela fait éminemment partie du métier de l’organiste.
On voit bien, par exemple, que les couleurs de Messiaen correspondent à son univers intérieur – évidemment, à la Trinité [dont il a longtemps été titulaire, ndlr], c’est facile de les reproduire ; mais on peut très bien chercher l’équivalent ailleurs : l’important, c’est de retrouver ce qu’il avait dans la tête et non ce qu’il avait sur son orgue. Heureusement, on peut jouer Messiaen sur tous les continents. On lui apporte, même, en adaptant son univers à d’autres esthétiques. Moi-même, en tant que compositeur, il m’est arrivé de trouver mieux sur d’autres instruments que les registrations que j’avais mises au départ : à la Philharmonie, le 2-pieds est plus dur que ce que je pensais, et en changeant, j’ai trouvé mieux que ce que j’avais initialement prévu. Le compositeur met une couleur générale, en espérant que l’organiste pourra s’en rapprocher au mieux – c’est là le métier d’interprète.
En termes techniques ou esthétiques, l’orgue se place-t-il dans une évolution dont vous êtes témoin ?
Au début, il y a une vingtaine d’années, je pensais en effet que l’orgue évoluait, qu’on trouvait de nouveaux jeux, de nouveaux touchers ; et puis je me suis aperçu que l’orgue est tel qu’il est. On est arrivés à une sorte de synthèse entre l’orgue baroque, l’orgue symphonique, l’orgue néo-classique, et désormais c’est à chaque facteur d’orgue fait sa synthèse. Je suis sur le point d’inaugurer un orgue à La Réole (Gironde), construit par le facteur Pascal Quoirin. Et je sais qu’il est réputé pour développer une vision très personnelle de ses orgues : il n’invente aucun jeu, mais élabore des manières de les mettre en valeur.
Le facteur d’orgue est un peu comme un compositeur : un compositeur n’est pas toujours obligé de tout inventer – il digère surtout ce qui s’est passé, et le fait ressortir à sa manière. Le but des facteurs d’orgue n’est plus d’inventer : on pourrait tout inventer, superposer des jeux sur des autres, inverser ceci, dédoubler cela, mais on attend désormais de la personnalisation. Evidemment, la technologie permet beaucoup de choses : on peut s’enregistrer avec un clavier MIDI et reproduire les sons sur les registres. Mais un facteur sait bien qu’il s’agira toujours de tuyaux, d’anches, de mécanique, et que l’on ne pourra pas réellement changer l’essence de l’orgue.
La technologie peut apporter beaucoup, plutôt, sur tout ce qui est annexe : l’enregistrement des combinaisons, la superposition des claviers… Mais la facture d’orgue, c’est d’abord fabriquer un son avec un tuyau. L’évolution viendra des artistes facteurs, qui créent en plaçant une part de leur imaginaire dans leurs instruments. Cavaillé-Coll ne changeait pas tout, mais il apportait sa propre vision, et la vision d’une époque : celle de l’orchestre wagnérien, au son puissant et unifié, qui devait résonner dans sa tête. Le renouvellement viendra de l’imagination des artistes concepteurs d’orgue.
Eventuellement, en tant que compositeur, on peut avoir besoin de certains rapports entre les claviers, de certaines facilités : la technologie peut aider, non à faire le son, mais à le trouver. Certaines pièces contemporaines sont plus faciles à jouer sur des orgues modernes qui comportent de l’électronique. Le son ne change pas, c’est uniquement sa gestion que facilite la technologie.