Ce projet s’articule autour d’un concert – avec l’interprétation par le baryton Dietrich Henschel de l’intégrale des lieder Des Knaben Wunderhorn (Cor merveilleux de l’enfant) de Gustav Mahler dans une version pour orchestre (adaptée par le compositeur Detlev Glanert pour les neuf lieder composés à l’origine pour piano) – et de la projection, pendant le concert, d’un film réalisé par Clara Pons. Dans cette approche, Clara Pons et Dietrich Henschel proposent une lecture approfondie des textes du Wunderhorn et du contexte dans lequel cette anthologie de poèmes a été, non seulement éditée par les poètes romantiques allemands Clemens Brentano et Achim von Arnim autour des années 1800, mais également mise en musique pour vingt-quatre d’entre eux par Gustav Mahler près d’un siècle plus tard entre 1888 et 1899.
Bien qu’il donne une première orientation, le film, réalisé avec subtilité, comporte une part d’abstraction suffisante pour permettre au spectateur de conserver une grande liberté d’interprétation. Il invite le spectateur à une nouvelle forme d’approche de ces lieder en lui offrant un fil conducteur alors que ces chants populaires ne forment, par ailleurs, pas un cycle. Tout au long du film, emporté par la musique, le chant et l’image, le spectateur se voit offrir des clés dont il choisit de se saisir ou pas, au gré de son ressenti, et qui lui permettent, tout en laissant vagabonder son imagination, d’appréhender l’œuvre différemment, d’accéder à une autre forme de compréhension.
« Il était une fois… » : le film nous invite avec beaucoup de poésie à entrer dans l’univers du Wunderhorn par le biais des apparitions furtives d’un jeune rêveur qui le traverse en témoin d’un monde d’adultes au temps de la guerre… et ce petit observateur de nous rappeler peut-être aussi qu’au-delà d’un amour brisé, d’un homme et d’une femme que la guerre et la mort viennent définitivement séparer, la vie conserve un rythme qui lui est propre… et cela jusqu’à ce que ce jeune promeneur soit lui-même rattrapé par l’histoire et en devienne pleinement acteur. Mais chut !… N’en dévoilons pas plus.
Thème central du film : la contradiction entre une profonde aspiration des personnages à la vie, à l’amour et à sa part de rêve, à l’image de ce soldat qui, jusqu’au bout, conserve son âme de musicien, et leur participation active à la réalité de la guerre, à son lot de trahison, de mort et de violence. Car c’est sur fond de destruction profonde que ces deux êtres, qui n’ont de cesse de se retrouver, n’en finissent pas d’être séparés.
Au-delà de la référence évidente à la création et au chaos qui suivit, le film, à l’image de cet homme et de cette femme qui, à peine rencontrés, se retrouvent plongés dans le tumulte d’un monde émotionnel qui leur échappe, nous invite à partir à la recherche des sensations premières de l’homme en marche vers un avenir dont on sait qu’il va forcément lui échapper, à plus forte raison lorsque survient la guerre.
Très imagés, ces lieder sont souvent le reflet de scènes de la vie quotidienne, d’un dialogue intérieur, ou d’un dialogue entre un homme et une femme. Ils ont été écrits dans une langue populaire dont les apparences naïves sont souvent bien trompeuses : derrière ce texte se dissimule, même dans les lieder qui paraissent les plus idylliques au premier abord, une grande part d’ombre. Grâce à la transposition à l’écran de l’imaginaire de la réalisatrice Clara Pons, l’image vient nous ouvrir de façon plus directe une voie d’accès à cette face cachée du lied.
C’est dans cet univers que, grâce à une orchestration très fluide de l’ensemble, voix, film et instruments viennent s’engouffrer en une seule et même respiration.
D’un point de vue vocal, rien ne remplace au départ la qualité d’interprétation de Dietrich Henschel, qui, par la puissance expressive de sa voix, nous offre une précieuse clé d’entrée dans l’univers de ces lieder. D’une infinie douceur dans les moments de tendresse, sa voix se teinte d’un profond désarroi dans la plainte du soldat en situation désespérée : en explorant toutes les facettes de la langue et de l’émotion dans et autour desquelles ont été composés ces lieder, Dietrich Henschel en donne une interprétation remarquable et particulièrement poignante. Assis sur scène, le baryton choisit une présence physique discrète au profit de sa voix, ample et généreuse, qui prend alors pleinement possession de la scène et de la vie qui anime ces lieder. Invisible, sa voix devient partie intégrante du tableau.
Ce « concert-film » s’adresse tant aux amateurs de lieder curieux d’une nouvelle forme d’approche du récital par un très grand interprète, qu’aux spectateurs que cette approche originale amènerait à découvrir l’univers musical et poétique du lied.
En abordant la fragilité de la vie et de la relation à l’autre dans un contexte particulièrement chaotique, il nous déstabilise dans nos a priori, se traverse dans l’émotion, puis nous laisse repartir avec une petite lueur d’espoir : Urlicht ou l’émergence d’une conscience nouvelle après avoir frôlé la mort, et le choix d’une forme de renaissance à la vie, que certains choisiront d’associer plus directement au salut par la foi.
Et si, dans un abandon total, nous acceptions pour une fois d’oublier notre quête de sens à tout prix pour nous laisser traverser par nos émotions et guider par nos ressentis ? Car la force de ce projet, au-delà de ses qualités musicales et esthétiques évidentes, ainsi que du talent des acteurs dont Dietrich Henschel, que ce soit dans l’expressivité des regards ou la justesse du jeu, se situe dans sa grande capacité à faire surgir en nous tout un flot de sensations d’une rare intensité émotionnelle. Alors pourquoi pas ?
Une œuvre d’une grande sincérité et profondeur d’interprétation. Exceptionnel.
Prochaines dates :
Flagey (Bruxelles) avec l’Orchestre de la Monnaie : 13/03/2015
Amiens (Maison de la Culture) avec l’Orchestre de Picardie : 09/04/2015
Compiègne (Théâtre Impérial) avec l’Orchestre de Picardie : 11/04/2015