Avant d’entamer une tournée au Japon (dans le cadre des Folles journées) puis en Chine et de les retrouver à Paris (dans le cadre des Rencontres Musicales de Bagatelle organisées par la Fondation des Banques Populaires les 23 et 24 mai prochains puis d’un concert à l’Eglise Saint Roch le 7 juin) nous avons rencontré le Trio Karénine sur le thème : comment se « vit-on » en trio ?
Comment abordez-vous la partition avant de travailler ? Seuls ou ensemble ?
Paloma Kouider (piano) : La plupart du temps, avant de découvrir une œuvre en trio, nous l’abordons seuls, sauf dans le cas de lecture spontanée pour un choix de répertoire par exemple. Evidemment, le travail d’une œuvre au sein d’un groupe constitué est très différent de celui d’un travail avec des partenaires ponctuels : nous connaissons bien nos partenaires, nous avons nos repères esthétiques. Quand nous travaillons un répertoire jamais abordé au sein du groupe, l’approche est différente, chacun amène son propre bagage. Il est souhaitable d’arriver en étant le plus prêt possible en répétition, en ayant creusé le texte tout en restant malléables. C’est d’ailleurs l’une des qualités d’un chambriste. Après, certaines choses se mettent en place sans difficulté, d’autres sont plus difficiles et demandent à être travaillées.
Louis Rodde (violoncelle) : Ce moment où nous abordons une œuvre nouvelle est très précieux. Cela n’arrive qu’une seule fois. C’est bien de mettre des mots sur la musique mais il faut aussi laisser œuvrer la magie du déchiffrage. Si chacun est prêt, il se passe quelque chose au moment du déchiffrage qui dépasse les mots. La conversation musicale commence.
P.K. : C’est d’ailleurs l’un des principes pédagogiques du pianiste Jean-Claude Pennetier lorsqu’il enseigne : il essaye très souvent de faire trouver au musicien le mot juste pour parler d’un passage, d’un caractère, un mot qui soit en adéquation avec l’œuvre.
Vous avez choisi pour votre trio le nom d’une héroïne de la littérature russe, vous aimez la littérature : quelle place accordez-vous à la musique vocale ?
P.K. : Il y a malheureusement assez peu d’œuvres vocales pour trio (Beethoven, Haydn, Chostakovitch). En revanche il existe des œuvres pour trio et d’autres instruments (alto par exemple). Et nous sommes ouverts à toute création !
L.R. : Nous avons cinq ans d’existence et avons envie de développer la formation. Dans le parcours musical on passe par des étapes naturelles : on a d’abord le nez dans le guidon… Nous avons eu la chance de recevoir les conseils de personnalités musicales très abouties, comme les membres du quatuor Ysaÿe, l’altiste Hatto Beyerle ou le pianiste Jean-Claude Pennetier, nous avons passé beaucoup de temps en répétition et en cours. Ensuite quand nous avons été prêts nous avons passé des concours. L’étape suivante a été celle des concerts. C’est un cheminement par lequel l’identité du trio se révèle au fur et à mesure, ensuite on réfléchit à ce que l’on veut en faire. Je veux voir notre trio comme une boîte à idées, ce qui pourrait se traduire par un travail avec des chanteurs, un enrichissement du répertoire… D’autant qu’il y a un vrai besoin de renouveler la forme du concert. Nous sommes responsables de proposer autre chose tout en respectant la musique. Par exemple en mars nous avons travaillé sur un projet de théâtre autour des amours d’Alma Mahler.
Y a-t-il, dans le trio, un instrument autour duquel se structure l’ensemble?
Louis Rodde : Le piano donne une architecture. Les premiers trios écrits pour claviers et cordes sont ceux de Haydn : il s’agit de pièces pour clavecin avec des cordes qui ponctuent les phrases musicales, soulignent les mélodies ; le rôle du violoncelle s’apparente encore à celui d’une basse continue. Toute la littérature classique et romantique germanique (Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Mendelssohn…) est issu de ce langage que l’on appelle classique : ainsi le piano détient cette fonction architecturale de donner les justes proportions à l’œuvre, il est garant de la conduite générale de la pièce. Au cours du temps, le rôle du violoncelle évolue : il sort de la basse, pour devenir thématique, dire des contre-chants… c’est pourquoi je trouve la place du violoncelle si riche dans le trio : on passe sans cesse d’une fonction à une autre.
P.K. : Effectivement, le piano, de par sa nature polyphonique et son rôle structurant, joue une part centrale dans la formation du trio avec piano. Il est toujours présent, passe sans cesse d’un rôle à l’autre : chambriste, soliste, accompagnateur. Mais d’un point de vue de pianiste, j’ai souvent l’impression que le duo de cordes occupe une place très forte, très structurante, dans son impératif d’homogénéité notamment. Dans la recherche du timbre commun, le rôle structurant du piano n’est plus : cordes et piano font d’incessants allers-retours l’un vers l’autre afin de créer un son commun, un son de trio. Le pianiste, à cet effet, peut devenir l’ombre des cordes par exemple.
L.R. : Pour les cordes, ce qui est très intéressant, c’est la manière de travailler le timbre au niveau des deux instruments. On entre dans une démarche de travail où l’on doit se réinventer : il s’agit d’équilibrer les timbres dans leur fusion ou leur hétérogénéité. C’est un vrai travail d’équilibriste dans la texture sonore. Lorsque nous avons commencé à travailler avec Fanny Robillard (violon), nous avons tout de suite vu qu’il y avait une direction commune.



Comment avez-vous appris à respirer ensemble ?
F.R. : Je crois que trouver une respiration commune se fait quand chacun arrive à fondre son énergie dans celle des autres, ce qui nécessite de faire confiance et d’être disponible. C’est une des choses qui m’a le plus marquée de mes deux années avec les Berliner Philharmoniker. Comment partir tous ensemble, et dans la même énergie. Il y a toujours ces quelques secondes de silence total, d’attente active avant le départ, où tout le monde se rassemble et l’orchestre se change en une seule voix. C’est par un travail corporel que je suis parvenue à me sentir plus forte au sein d’un orchestre comme celui des Berliner, qui est un ensemble unique par sa force de caractère et son jeu très solistique.
P.K. : Ce qui est si grisant en musique de chambre, ce sont les départs, saisir au vol ce que l’autre va faire, sa manière de vivre la musique, de penser la courbure de la phrase. Le luxe, c’est qu’il n’y ait pas besoin de faire grand-chose : regarder mes partenaires me déconcentre par exemple, c’est en écoutant le « chemin » du son que j’ai le plus de chance d’être parfaitement avec eux. Pour certains types de musique, ou si les conditions du concert sont difficiles (par exemple l’acoustique), il faudra en revanche faire plus d’efforts.
Vous avez tous effectué une partie de vos études musicales à l’étranger (Berlin, Leipzig, Vienne, Amsterdam). Que diriez-vous que ces expériences vous ont apporté ?
L.R. : J’ai suivi un parcours assez académique. J’ai passé cinq ans au CNSMDP, où j’ai apprécié la richesse des rencontres avec les autres musiciens, les professeurs de disciplines si variées. J’ai été boulimique de travail et d’expériences musicales nouvelles pour moi. Mon expérience allemande et néerlandaise m’a ensuite aidé à me concentrer sur ce qui me tenait vraiment à cœur. Enfin, et c’est sans doute le plus important, partir à l’étranger, cela a été partir à la rencontre d’une autre forme d’esthétique que la tradition française du violoncelle.
F.R. : J’ai fait mes études au CNSM de Lyon et je suis partie en Allemagne, où je vis depuis sept ans. En faisant deux années d’académie avec l’orchestre de la Radio bavaroise à Munich, puis à la Karajan Akademie des Berliner Philharmoniker, j’ai appris comment être tour à tour tuttiste, chambriste ou soliste, et le changement que cela nécessite en termes d’écoute et de participation. Une des caractéristiques qui fait le musicien d’aujourd’hui est peut-être la rapidité avec laquelle il doit s’adapter. On change de répertoire, on change de style de jeu. On passe du grand orchestre symphonique au trio avec piano, dans mon cas, et alors on change de rôle, c’est une conversation à trois, il faut savoir comment se repositionner.
P.K. : En allant étudier à Vienne avec Avedis Kouyoumdjian, en plus d’un enseignement extrêmement riche et de la multitude de concerts que j’ai pu entendre dans cette ville de tradition musicale, j’ai surtout appris que l’on n’est pas ou soliste, ou chambriste, ou accompagnateur ou que sais-je encore, mais que l’on est avant tout musicien. Et que chaque œuvre s’aborde avec tous ces aspects d’un même métier, celui de pianiste.
L.R. : Être chambriste, c’est vouloir l’épanouissement de sa voix tout en favorisant impérativement l’épanouissement de l’autre. Pour cela il faut savoir se placer en dessous de la musique, savoir donner et être une forme de passeur.
F.R. : C’est un métier qui nous pousse très tôt à répondre à des questions fondamentales et pas toujours agréables. Qui sommes-nous et quel musicien veut-on devenir, à quel point sommes-nous prêts à laisser notre passion mener notre vie, comment veut-on servir la musique, comment satisfaire nos ambitions tout en restant nous-mêmes ? Les réponses ne viennent pas forcément en travaillant, mais avec le temps et en étant bien entourés. Si je compare mes ambitions de petite fille à ma vie de musicienne aujourd’hui, je comprends que le métier de musicien se construit en adéquation avec le développement personnel et certains choix que l’on réajuste en se connaissant mieux soi-même. Je ne savais pas encore à quel point ce métier nous accompagne si loin !
P.K. : C’est un moment qui nous implique tout entier, corps et âme, dans une transmission permanente entre l’esprit et le corps. C’est peut-être en goûtant la force des émotions du concert – que l’on partage ensemble en trio – que l’on saisit ce qui nous a fait tendre vers le métier de musicien. Dans nos années d’apprentissage, nous n’avons pas encore idée de ces sensations.
Trio Karénine
Paloma Kouider (piano),
Louis Rodde (violoncelle),
Fanny Robilliard (violon).