Simon McBurney est un homme de théâtre. Il présentera The Encounter à l’Odéon-Théâtre de l’Europe au printemps 2018 et devrait faire son retour l’été prochain au Festival d’Aix-en-Provence avec l’Ensemble Pygmalion pour la Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart qu’il a montée en 2014. En attendant, il s’est attaqué à la plus longue œuvre d’Igor Stravinski, The Rake’s Progress, en coproduction avec le Dutch National Opera d’Amsterdam. Si visuellement, il n’y a pas grand-chose à redire, musicalement, la proposition est un peu trop faible pour entrer dans la catégorie des productions mémorables.
Anne, vêtue de noir, dépose à l’avant-scène un bouquet de fleurs. Puis, comme un flashback nécessaire, le rideau se lève et ne se refermera que sur le retour de ce tableau. L’ouverture se fait sur un décor clinique, aseptisé. Une boîte blanche, vide, comme le néant de l’existence, notamment celle de l’homme prostré dans un coin. Lui, c’est Tom Rakewell, un homme pressé de faire fortune pour ne plus être le pauvre qui veut épouser Anne Trulove. Sur l’espace vierge, dispositif sorti de l’imaginaire de Michael Levine, comme une page blanche à écrire, sont projetés des paysages bucoliques sereins, en opposition avec la personnalité du protagoniste.
Quand arrive le mystérieux Nick Shadow, faisant miroiter l’héritage inattendu d’un quelconque oncle oublié, Tom, tel Faust, pactise avec le diable, ou plutôt avec son serviteur, et plonge dans un monde de luxe et de débauche. « Seul celui qui est vraiment libre choisit son destin » peut-on entendre mais qu’est-ce que la liberté quand elle s’exprime dans l’écrin de la folie ? De cet instant, sublime, où Ann passe sa main sur les paysages pour faire entrer les couleurs dans le décor de leur amour, aux murs ravagés de l’asile, chacun dévoile progressivement les cartes de son jeu menant à la déchéance du nouveau libertin.

L’imaginaire de la fable se déploie grâce aux visions mises en images par Simon McBurney. Les écrans de papier se déchirent brutalement, à plusieurs endroits, comme autant de cicatrices visibles, de blessures à vif dans le drame qui se noue sous nos yeux, où sauver son âme n’épargne pas de perdre la raison. Visuellement, la réussite est totale. Le metteur en scène joue sur les lieux, les ambiances et les perspectives grâce à une utilisation pertinente et maîtrisée de la vidéo.
Cependant, vocalement, bien que la distribution soit homogène, c’est moins bien. L’accent a été mis sur le côté scénique de l’œuvre et nous perdons donc en qualité. Paul Appleby est un Tom Rakewell un peu lisse dans la première partie et ne se relève véritablement qu’à l’acte III, déployant la palette de ses couleurs vocales tel un paon qui parade, au moment où il est en proie à des convulsions de folie. Sa scène finale est intense et bouleversante, transmise dans un souffle d’une extrême justesse. Son état psychique est percé à jour tandis que la pleine lune resplendit dans le ciel tiède d’Aix-en-Provence, au-dessus du Théâtre en plein-air de l’Archevêché.
A ses côtés, Julia Bullock est solide vocalement, notamment durant les vocalises de sa solitude mais manque cruellement d’intention de jeu scénique. Elle semble passer à côté des variations émotionnelles de son personnage et ne nous projette pas assez ce qui l’habite. Du côté de Nick Shadow, c’est également un manque de profondeur dans le jeu qui se fait sentir. Nous attendions une dose supplémentaire de mystère, de cruauté et de noirceur.
En revanche, Andrew Watts est éblouissant en Baba la Turque, sorte de Conchita Wurst rousse et grotesque. Le rôle de la femme à barbe est d’ordinaire confié à une mezzo-soprano, mais le contre-ténor parvient ici à donner une nouvelle dimension, plus légère, à ce personnage haut en couleurs. Sa ligne de chant, puissante, nous ensorcelle tout comme la présence des chœurs d’English Voices, présents dans la fosse.
Juste avant le début des répétitions, Daniel Harding a dû se retirer du projet. C’est Eivind Gullberg Jensen qui prend la relève et le remplace à la direction musicale de l’Orchestre de Paris. Qu’aurait fait le chef britannique attitré de la formation ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est-il que ce soir-là, l’ensemble manquait de piquant, de dynamisme. Une direction un peu molle et plan-plan qui gagnerait en efficacité par davantage de reliefs. Moins sèche mais tout aussi précise, la partition aurait pu pallier à certaines longueurs avec une réelle prise de risque. Durant la partie de cartes, la grande liberté donnée au clavecin permet de rythmer le jeu mais cela est contrebalancé par de nombreux silences musicaux qui anéantissent l’impulsion donnée. C’est dommage. Cependant, nous ne doutons pas que la production va s’affiner au fil des représentations et gagner en maturité.