Comme Don Juan, Frankenstein, plus tard Dracula ou encore Dark Vador, ses frères en mythe, Faust est un archétype de la modernité conquérante et inquiète, une figure qui, sous ses divers avatars littéraires et musicaux, hante le côté obscur de notre imaginaire occidental.
Comme le noble andalou “grand seigneur méchant homme” et le savant prométhéen géniteur de monstre, comme le sulfureux voïvode valaque ou le damné intergalactique, le docteur de Leipzig en pacs avec le diable porte un message métaphysique. Auquel, à leur différence, et depuis Goethe[1], il ajoute un message moral. Il fait résonner à travers le masque théâtral et poétique les affres du sujet humain dans un monde qui a pris congé de Dieu et que la science est impuissante à réenchanter… à moins que de la conscience ne vienne un héroïque effort rédempteur. Est-il ici-bas une âme capable de cet effort ? Capable de le fournir, mais d’abord d’en concevoir la nécessité ? L’humanité qui a su défier le Ciel et se passer de ses services (Providence, miséricorde, salut) saura-t-elle désormais assurer ceux-ci ?
Telle est exactement la question faustienne. Question insoluble qui brûle Don Juan, Frankenstein et les autres. Question dont Faust est le nom, parce que lui seul comprend qu’il ne suffit pas de la poser sans trembler : il faut y répondre, c’est un devoir. Au-delà de l’audace métaphysique de ceux qui tutoient le savoir et le destin sous un Ciel vide, il y a l’audace morale de celui qui, dans le recueillement nocturne de son cabinet d’étude, ouvre l’Évangile de Jean et, cédant au désir tout luthérien de le traduire dans son “cher allemand”, remplace “Au commencement était le Verbe” par “Au commencement était l’Action”. Car telle est l’intuition (Faust I), puis la leçon (Faust II) du héros goethéen : la pure connaissance n’est qu’ennui, à force d’être plaisir, et les disciplines laborieusement étudiées pour tromper la soif de vérité ne sont qu’un alibi donjuanesque, un luxe aristocratique dont Faust répudie la vanité : “Ainsi je passe du désir à la jouissance, et dans la jouissance, je me languis du désir”.
Dès le début de l’œuvre, est fixée cette exigence d’un sens qui viendrait irriguer les sublimes mais stériles exercices de l’esprit. Ce sont les premiers mots de Faust : “Eh bien, moi qui ai tout étudié à fond, philosophie, droit, médecine, théologie aussi, hélas, et avec quelle ardeur, avec quel zèle, me voilà tout aussi malin qu’au point de départ !”. Ce sont également, ou presque, les premiers mots de Méphistophélès : “Grau, teurer Freund, ist alle Theorie, und grün des Lebens goldner Baum” (“Grise, cher ami, est toute théorie, et vert l’arbre d’or de la vie”). Le moment faustien de la conscience européenne est celui où l’esprit se sépare de la plénitude contemplative, met à distance la perfection sans plainte[2] de la tour d’ivoire et se jette à corps perdu – mais surtout au péril de son âme – dans la logique infernale du “jamais assez” et du “toujours plus”.
Notons, à cet égard, qu’il y avait déjà quelque chose d’une posture faustienne chez le Descartes des Méditations métaphysiques, osant le doute tous azimuts et l’hypothèse assez méphistophélique du Malin Génie : cette injonction faite au sujet pensant de s’arracher au cocon de ses certitudes en s’imaginant en butte au harcèlement d’un hacker pervers (“un certain génie qui est extrêmement puissant, et, si j’ose le dire, malicieux et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie à me tromper”[3]), puis de passer sa conscience meurtrie au crible du “qu’est-ce donc que je suis ?”, ne porte-t-elle pas la marque de l’esprit de négation ? Marque qu’on retrouvera, cette fois à un bon siècle en aval de Faust, sous la plume du Lénine d’avril 1917[4], enjoignant aux bolchéviks de se détacher de la “théorie d’hier” pour s’ouvrir à la “complexité de la vie”, et citant à l’appui la fameuse maxime de Méphistophélès !
La modernité est faustienne parce qu’elle est séparation de soi, effort critique et interruption d’un “long sommeil dogmatique”, selon le mot de Kant en 1783. Le même Kant, un an plus tard, définira les Lumières comme la sortie volontaire de l’homme de sa minorité, avec cette devise en forme de bravade : “Sapere aude, aie le courage de te servir de ton propre entendement”[5]. Que l’esprit moderne en soit à ses premiers élans rationalistes ou à son envol vers l’âge adulte sur les ailes de l’Aufklärung, qu’il défie les foudres de l’Église catholique, acharnée à le dénoncer comme “une vaste conspiration d’hommes impies” (Grégoire XVI, 1832) et à inventorier les “erreurs de notre temps” (Pie IX 1864), ou qu’il œuvre au Grand Soir et “à la vermeille aurore du Monde nouveau” (Louise Michel), il est résolument faustien parce que toujours insatisfait du monde tel qu’il est.
Les derniers mots, cette fois, de Méphistophélès à propos de Faust, à la fin de la deuxième tragédie, sont pour ironiser sur cette insatisfaction compulsive : “Aucun plaisir ne le rassasie, aucun bonheur ne lui suffit”. Quant au héros, vieilli, aveugle, tout à la fois Œdipe et Sisyphe modernes, il jette ses ultimes forces dans un appel passionné à l’action, pour ne pas dire à l’activisme : “Ce que j’ai conçu, j’ai hâte de l’accomplir ; (…) Saisissez l’outil, remuez la pelle et la bêche ! Ce qui a été assigné doit être réalisé sans retard. Ordre strict, application diligente : ainsi viennent les plus beaux succès.” Et de se réjouir un peu plus loin du “paradis terrestre” en construction, du “zèle de la masse” à “réconcilier la terre avec elle-même” en “bornant les vagues”, en “ceinturant la mer”… Ce qui a le don de faire ricaner Méphistophélès, qui crache entre ses dents cette glaçante prophétie : “de toute façon vous êtes perdus”, toi, Faust, avec tes digues et toute ta fine équipe de terrassiers, “les éléments ont pactisé avec nous, et force restera à la destruction”, en allemand, “auf Vernichtung läuft es hinaus“.
Et c’est bien là que tout bascule. Que la modernité faustienne se met à faire signe vers autre chose qu’une mystique romantique de l’action. Vers ce que l’âge industriel commençant, baigné de lumière zénithale et d’optimisme historique, ne pouvait littéralement pas voir, mais dont l’ombre a fini par envahir la scène sous l’éclairage oblique de notre regard rétrospectif. Proférées à l’article de la mort, au bord d’un marais pestilentiel que le vieillard dit mettre un point d’honneur à assécher par une politique de grands travaux pharaoniques, les déclarations de Faust sonnent de façon sinistre. Comment ne pas entendre aujourd’hui dans son appel au labeur, “Vom Lager auf, ihr Knechte !” (“Debout, valets, hors du lit !”) ceci de bien plus mortifère[6] – le coup de gong et les “raus, raus” du petit matin concentrationnaire, convoquant les déportés sur l’Appellplatz pour onze heures de travail forcé ? Comment, dans le “Geklirr der Spaten” ce “cliquetis des pelles” qui enthousiasme le vieux Faust, ne pas entendre les mots poignants du Moorsoldatenlied : “Wir sind die Moorsoldaten, und ziehen mit dem Spaten ins Moor“[7] (“Nous sommes les soldats des marais, en route avec nos pelles vers le marais…”) ? Où la modernité bâtisseuse de Faust s’inverse en artificialisme mégalomaniaque, en délire totalitaire, en Triomphe de la Volonté… au bout de quoi – c’est le diable qui l’a prédit – “force restera à la Vernichtung“[8].
Au bout de Faust, s’inscrit pour nous une autre dimension tragique des ambitions du rationalisme occidental : pas seulement celle de l’homme moderne héroïquement dressé au-dessus de soi-même, osant mettre en jeu sa vie et son salut, mais celle d’une modernité maudite œuvrant pour la mort, pour les forces de déshumanisation. Comme si, dépassant les attentes de Méphistophélès, l’Aufklärer Faust finissait par fonder de son propre chef cette République des Ténèbres qu’il voulait pourtant rendre impossible. Comme s’il s’ingéniait à confirmer le diagnostic posé par son mauvais génie, “c’est pour nous que tu t’es dépensé”.
Il n’est plus possible aujourd’hui de lire Faust sans enchâsser dans le mythe prométhéen du savoir en quête de sens le récit de sa perversion totalitaire : loin d’être “paradiesisch“, comme le promettait le vieux docteur, la société modernisée à la schlague sera forcément, comme tout despotisme, “une simulation désespérée du Paradis”[9]. Donc un enfer. Car l’activisme de la raison, à l’instar de ses songes, engendre des monstres, et le projet faustien, dans son déploiement d’ordre et d’efficacité, vibre de cette démesure qui si souvent indique, dans les œuvres de la modernité, la possibilité du pire. Ainsi la figure d’Auschwitz est-elle dessinée dans le filigrane du discours hyperrationaliste des Lumières, selon la terrible suggestion du sociologue Zygmunt Bauman, proposant “de traiter l’extermination comme un test exceptionnel mais significatif et fiable des possibilités cachées de la société moderne”[10].
Le pire n’étant jamais sûr, la perversion de l’esprit faustien en logique totalitaire peut certes revêtir des formes moins destructrices que celles qu’a expérimentées le XXème siècle, du Reich hitlérien au goulag stalinien. C’est de cet arraisonnement du monde par la raison technicienne que se réclameront à l’envi, après 1945, États socialistes du bloc soviétique et capitalisme productivo-consumériste, les uns jusqu’à la fin de la guerre froide, l’autre jusqu’à la crise systémique qui mettra son modèle en panne, du moins provisoirement. C’est ainsi que Johannes R. Becher, intellectuel organique et ministre de la culture de RDA dans les années cinquante, définira l’État est-allemand comme un “enfant de Faust” et son “humanisme socialiste” comme l’héritier historique du rêve faustien. Quant à Walter Ulbricht, fondateur et dirigeant stalinien de la RDA, il ira même jusqu’à exhorter les “constructeurs de la République Démocratique Allemande” à “écrire par leur travail, par leur combat pour la paix et le socialisme, la troisième partie de Faust“[11].
Se trouve-t-il encore parmi nous, postmodernes, un seul citoyen qui se sente concerné par le mythe faustien ? Est-il une seule de ses déclinaisons, de la plus conquérante à la plus sombre, qui ne nous donne pas envie de le remiser avec les accessoires kitsch de l’ère industrielle et les boîtes de conserve monochromes made in DDR, en lui disant “Good bye Faust” ?
[1] L’écrivain romantique allemand (1749-1832) a immortalisé le personnage légendaire, sinon obscurément historique, d’un magicien qui, à partir de la Renaissance, a traîné ses guêtres tant dans la littérature populaire, voire dans le folklore, que dans la poésie et le théâtre les plus raffinés (ainsi la pièce de l’Anglais Marlowe, La tragique histoire du docteur Faust, composée dans les toutes dernières années du XVIème siècle). Nos citations (traduction personnelle) sont tirées des deux Faust écrits par Goethe à plus de vingt ans d’intervalle (1808 et 1832) après une version primitive (Urfaust) contemporaine du blockbuster littéraire de ses vingt-cinq ans, Les souffrances du jeune Werther.
[2] Telle que l’exaltera au contraire Hölderlin dans l’un de ses derniers poèmes, L’Automne (1837) : “Und die Vollkommenheit ist ohne Klage” [“Et la perfection est sans plainte”].
[3] Descartes, Méditations métaphysiques (n° II), 1641
[4] Lénine, Lettres sur la tactique (n° I), 1917
[5] Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784
[6] Lager peut désigner le lit comme le camp, Knecht le valet comme l’esclave
[7] Chant composé et chanté (1933) par les déportés du camp de concentration de Börgermoor, condamnés à mettre en culture des terres marécageuses selon un programme étrangement conforme au rêve de grand chantier qui clôt Faust II. Le Chant des Marais, ou Chant des Déportés, devint par la suite un hymne de résistance universel.
[8] Nul n’ignore que le terme employé par Méphistophélès est celui qui qualifiera les camps d’extermination nazis, “Vernichtungslager“. Notons aussi qu’Alexandre Soljenitsyne intitule la troisième partie (t. II) de son Archipel du goulag “Le travail exterminateur”.
[9] Selon la formule du philosophe polonais Leszek Kołakowski, Le Village introuvable, 1986.
[10] Zygmunt Bauman, Modernité et extermination, 1992
[11] Discours au Parlement de RDA, 25 mars 1962, cité par G. Schandera dans Weimarer Klassik in der Ära Ulbricht, sous la direction de L. Ehrlich et G. Mai, Böhlau Vlg, 2000