Emmanuel Reibel, enseignant-chercheur à l’Université Paris-Ouest, a publié chez Fayard en 2008 Faust, la musique au défi du mythe. Il se livre à un véritable voyage dans le temps pour comprendre comment ce mythe a traversé les époques et demeure pertinent encore aujourd’hui. Dans cet article, je vais également remonter le temps : rencontrer l’auteur du livre, parler devant lui et le laisser me couper la parole, au fil de ses pages…
Il y a chez Faust une dimension extrêmement séduisante. Comment ne pas reconnaître dans cet homme, réel ou fictionnel, tour à tour alchimiste ou soldat au gré des reprises et des adaptations, un peu de soi-même ? Dans chacune de nos décisions, un équilibre moral est remis en cause ; sans chercher à forcer la comparaison, nous pouvons néanmoins reconnaître les principaux acteurs de mythe de Faust dans nos propres vies, incarnés ou non. Une décision plus aisée à prendre, une facilité qui nous fait renoncer à un principe jusque-là toujours respecté : nous avons tous en nous un Méphistophélès et un Faust en permanent dialogue.
S’il n’est jamais très loin de nous-même, Faust n’est également jamais très longtemps absent des scènes théâtrales ou musicales : Mikko Franck a dirigé en début de saison 2014/15 la Faust-Symphonie de Liszt avec le Chœur et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Michel Plasson dirige en ce moment le Faust de Gounod à l’Opéra de Paris, qui proposera La Damnation de Faust de Berlioz à la fin de l’année 2015. Emmanuel Reibel revient sur cette présence ininterrompue de Faust et s’interroge sur « la permanence de l’inspiration faustienne dans la création musicale contemporaine. » Il y a un lien à tisser entre ce personnage associé à l’imaginaire romantique et ce que nous en faisons aujourd’hui. Dans son livre, il veut réunir tous les domaines artistiques, intellectuels et sensibles, de « la musicologie à la littérature comparée, du mythe à la musique, du son au sens. »
Se pencher sur le personnage de Faust n’est pas s’intéresser au style d’un quelconque auteur du XVIe siècle, mais plutôt regarder un peuple fabriquer un héros torturé, faillible, décevant et terriblement humain. Comme tout mythe, il semble plutôt incarner toutes les peurs, toutes les interrogations de la conscience populaire d’une génération terrifiée par le Freischütz de Weber qui marque une étape importante dans le long voyage du fantastique allemand. « Il permettait d’alimenter une réflexion sur la culpabilité, le rachat, la connaissance et la mort, au point que la figure de Faust fut interprétée de diverses façons au fil des siècles : exemple d’impiété destiné à mettre en garde les fidèles ; archétype du mélancolique, désabusé par la finitude du savoir et prêt à se damner pour outrepasser sa condition ; figure héroïque de transgression, bravant les limites de la connaissance et de la nature humaine… »
La mise en musique du mythe de Faust semble être une question spécifiquement romantique… A l’heure où la musique formelle de la période classique semble progressivement laisser place à la musique à programme, la symphonie se dote d’un sujet, le poème symphonique fait ses premiers pas, l’instrument lui-même se charge d’un sens dramatique. Le romantisme est un grand moment dans la relation entre musique et littérature, et, par le même principe, musique et philosophie, musique et mythologie, ou musique et poésie.
Pourtant, pourquoi Faust ?
« Je dirais à ma façon que tout Faust est à première vue improbable en musique. Même Don Juan est, intrinsèquement, beaucoup plus musical. […] Et pourtant c’est le savant et non le séducteur qui incarna le mythe de la génération romantique. Il n’y eut qu’un Don Giovanni, alors que les grands Faust furent pléthore. De Schubert à Mahler, en passant par Berlioz, Schumann, Liszt et Gounod, aucun ne manqua le captivant sujet du moment. » La figure haute et pâle de Faust projette une ombre portée sur la production artistique romantique et franchit la frontière du XXe siècle. « Cette fascination collective puisa certes sa source dans la magistrale tragédie de Goethe, qui suscita une floraison de lieder, de musiques de scène, d’opéras, de symphonies et de poèmes symphoniques, de pièces pour piano enfin. Mais Goethe n’explique pas tout : au cœur de la faillite de l’idéalisme germanique et après une première catastrophe mondiale, le mythe connut une résurgence inattendue avec le Doktor Faust de Busoni, au moment où le cinéma s’en emparait à son tour pour de nombreuses adaptations. […] Traiter Faust aujourd’hui signifie non seulement apporter son obole à l’histoire du mythe mais, peu ou prou, se mesurer à une imposante tradition. » Faust semble ainsi être devenu un passage obligé pour tous, stimulés par Goethe au XIXe siècle puis par Thomas Mann après la guerre, comme s’il avait quelque chose à dire, « non seulement aux philosophes et aux théologiens, mais aussi aux musiciens. »
Pourquoi Faust ?
« Ce sujet multiplie les qualités. Issu de la tradition populaire, il repose sur ce fonds culturel national que les artistes appellent à présent de leurs vœux. Méphistophélès et les sorcières permettent de faire vibrer la corde fantastique à la mode. Les multiples aventures de Faust font évoluer le protagoniste à travers des univers variés qui permettent de satisfaire un goût nouveau pour le pittoresque et la couleur locale. […] Il ne se dépare pas d’une aura transgressive, qui incarne l’esprit de liberté revendiqué par cette génération. Celui-là même qui subvertit le langage et les formes héritées du classicisme. » Cet homme, ce savant qui incarne l’idéal de connaissance à atteindre, cristallise cet extraordinaire moment où le surnaturel connaît un dernier sursaut de pertinence pour ce peuple terrifié par le Freischütz de Weber. En réalité, c’est comme si le mythe pouvait se déplier à l’infini, chaque facette trouvant sa pertinence pour son époque. Chez Goethe, « l’œuvre hisse le drame individuel de Faust à un niveau symbolique et cosmique. » Chez Berlioz, les Huit Scènes de Faust « témoignent d’un métier accompli dans chacun des genres convoqués […] et renouvellent de surcroît chacun de ces genres en les dépassant par le prisme d’une imagination sans cesse renouvelée ». Il utilise le mythe comme une tribune pour son génie : « si jamais je réussis, je sens, à n’en pouvoir douter, que je deviendrai un colosse en musique, » disait-il. Gounod, quant à lui, « parisianise Faust plus encore que ne l’avait fait Berlioz. Les motivations du vieux savant perdent la noblesse qu’elles avaient dans l’Allemagne romantique. Du nihilisme au libertinage s’esquisse la ligne de conduite d’un personnage qui abandonne tout dilemme entre action et réflexion au profit d’une simple course au plaisir. »
Il y a dans la complexité du mythe de Faust assez pour exprimer les aspirations d’un peuple, les prouesses d’un artiste, les penchants d’une philosophie – voilà, sans nul doute, ce qui rend ce mythe pertinent à jamais.
Laissons à Emmanuel Reibel le soin de conclure sur l’essence de la musique, au miroir de Faust :
La figure de Faust est donc devenue un paradigme privilégié à partir duquel on dit la musique, on décrit sa trajectoire historique, on pense son rapport au passé. C’est que par sa richesse intrinsèque, mêlant l’archaïque et le moderne, l’irrationnel et le rationnel, le mythe de Faust met en question l’essence même de la musique. Il nous faut donc terminer avec cette taraudante question véhiculée par le mythe lorsque les compositeurs s’en emparent : la musique est-elle de nature faustienne (portée par un élan d’abstraction lui permettant d’atteindre l’infini, comme l’assurait Spengler), ou de nature méphistophélique (mue par une force de division, ainsi que le suggère le Doktor Faustus de Thomas Mann) ? Dans l’une de ses conférences, le vieux Kretzschmar, professeur d’Adrian Leverkühn, compare en effet la musique à Kundry, l’ensorceleuse wagnérienne soumise au pouvoir maléfique du sorcier Klingsor… Et Adrian lui-même compose de la musique sur les lettres du nom d’Esmeralda, la prostituée auprès de qui il contracte la syphilis. La création musicale aurait quelque chose à voir avec la mort, comme si elle émanait d’une sorte de pacte diabolique. Le diable lui-même n’est-il pas musicien ?