Couverture de la partition d'Isbé de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville
Couverture de la partition d'Isbé de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1742)

Mondonville, de l’arrière d’un taxi à Jean-Jacques Rousseau

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Il y a quelques jours, je me suis rendu à Budapest pour aller écouter la première hongroise d’un opéra de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, Isbé (1742). Pourquoi Budapest ? Pourquoi aller écouter un opéra qui a déjà été enregistré ici, en France ?

Il est difficile de voir, sous la pluie, de nuit et à l’arrière d’un taxi, Budapest comme un éminent centre culturel. La capitale hongroise se dresse, fière et fatiguée, au milieu d’une ceinture d’immeubles, certains socialistes et criblés de balles, d’autres témoins d’une splendeur impériale que l’on distingue encore sous la peinture fanée. De loin en loin, la musique de violonistes et de cymbalistes invisibles vient se répandre sur le trottoir depuis les restaurants déserts, une musique au tempérament inégal et morose, magnifique et triste à la fois ; la perspective d’assister le lendemain, au MÜPA (Palais des Arts de Budapest), à la reprise d’un opéra français n’en est que plus délicieusement absurde et excitante.

La reprise d’Isbé a été initiée par les énergies conjuguées du Centre de Musique Baroque de Versailles et de György Vashegy. Cet opéra de Mondonville, représenté pour la première fois en 1742, mais jamais repris ensuite, est le témoin de la bonne marche du projet de l’Orfeo Orchestra et le Purcell Choir : faire connaître au public hongrois les piliers du répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles. Représenter Isbé est le signe qu’un certain chemin a déjà été parcouru.

Depuis 1990, le Purcell Choir puis l’Orfeo Orchestra ont fait de Budapest un îlot de culture baroque. Sous la direction de leur fondateur György Vashegy, ancien élève de Helmuth Rilling et John Eliott Gardiner, ces ensembles ont promu, avec un systématisme quasi exhaustif, des monuments qui peuvent nous sembler déjà un peu plus familiers : l’Orfeo de Monteverdi, Didon et Enée de Purcell, Acis et Galatée de Haendel, Dietrich Buxtehude, Marc-Antoine Charpentier, Jean-Sébastien Bach, Antonio Vivaldi, etc.

En 2014, le CMBV et Vashegy ont entamé, autour des Fêtes de Polymnie de Jean-Philippe Rameau une collaboration qui montre de la part des Hongrois la volonté de présenter à leur public un répertoire moins courant, avec une méticuleuse précision scientifique.

 

L’interview

Quelques heures avant le concert, György Vashegy nous a accordé quelques instants pour nous en dire plus sur le projet.

 

A propos de la partition d’Isbé : s’agit-il d’une partition perdue, puis retrouvée ? Quelles sont les sources ?

Elle n’a jamais été perdue, mais il n’y a qu’une seule source : la version imprimée en 1742, à Paris. Selon les ordres du roi, tout ce qui était joué à l’Opéra royal devait être imprimé, même si cela ne devait être joué qu’une ou deux fois. Et heureusement : une majeure partie du répertoire a pu être sauvée grâce à cela. Et les compositeurs savaient que la seule façon de survivre à l’épreuve du temps était d’être joué à la cour et donc d’être imprimé.

 

Que pouvez-vous nous dire sur les habitudes de l’époque au niveau des représentations ?

Les sources manuscrites, les parties séparées, les notes nous indiquent que les interprètes, même à l’époque, sélectionnaient les passages à jouer. Nous-mêmes mettons de côté cinq ou six passages dansés.

Il faut prendre en compte le fait que les chandelles, à l’époque de la cour, brûlaient en trente minutes : cela nous donne une idée de la longueur d’un acte.

 

Il y avait donc, malgré la pensée du compositeur, la possibilité d’éliminer certains passages ?

Oui et non : la musique était pensée comme un tout, il y avait une certaine continuité d’un numéro à l’autre. Cela rend les coupures délicates et complexes, mais il faut bien prendre en compte les différences d’habitudes entre le public de l’époque et le nôtre.

 

N’y avait-il pas une habitude d’interchanger les numéros au sein de l’opéra, selon les conditions d’exécution et les envies des chanteurs ?

Dans la musique française, pas trop. Vous savez, ce qui décide de la notoriété d’un compositeur, c’est sa capacité à composer de grands airs mémorables. Il partage donc un intérêt commun avec le chanteur qui n’a du coup plus besoin d’aménager la partition pour se mettre en avant. Et c’est d’autant plus vrai qu’Isbé est le premier opéra de Mondonville : il cherche à marquer un grand coup, avec cette partition.

Même, voire surtout, à l’époque, monter un opéra, pour un compositeur, n’était pas facile. Il fallait trouver un librettiste, le payer, composer la musique, la présenter à un comité qui allait décider si la musique serait jouée. Or, Mondonville étant déjà extrêmement connu pour sa musique d’église, et comme il fallait toujours se placer par rapport à Jean-Philippe Rameau (qui depuis 1733, était le champion de l’opéra avec Hippolyte et Aricie), il fallait présenter une œuvre cohérente, qui se tienne. Il y a donc peu de travail de révision, à l’époque, ou aujourd’hui, à faire.

L’enjeu, pour Mondonville, était de sortir du schéma “Rameau pour l’opéra, Mondonville pour la musique religieuse, Leclair pour la musique instrumentale”.

 

Vous avez le goût de la redécouverte de ce répertoire presque oublié, non ?

Oui : Leclair a composé, quatre ans après Isbé, un Scylla et Glaucus, son seul opéra, qui malheureusement n’a pas rencontré de succès, et nous l’avons monté il y a trois ans.

J’ai une équipe, dans l’orchestre, menée par Anna Scholz, la première violoncelle, qui est musicologue également, et chargée de l’édition des partitions. Pour Isbé, ils ont fait un magnifique travail de réalisation de la partition, pour passer des trois portées de la partition originale au conducteur pour orchestre complet dont nous disposons à présent.

 

Quel travail avez-vous dû faire sur cette partition ?

L’enjeu était de savoir de quel orchestre il s’agissait. Dans la partition, les flûtes, les hautbois et les bassons sont nommés. Il n’y a pas de trompettes ni de cors : il s’agit d’une pastorale.

La chose étrange, mais typique de Mondonville, est qu’il n’y a pas de partie d’alto. Mondonville voyait l’orchestre comme une formation sonate en trio élargie : deux parties de violons et une partie de basse, avec la possibilité de diviser les violons en trois parties, surtout dans les mouvements sans basse, remplacée par la troisième partie de violon.

Il s’agit d’une formation assez particulière, surtout en regard de la tradition orchestrale qui précède le XVIIIe siècle. Dans l’orchestre de Lully, il y avait trois parties d’alto : haute-contre, taille et quinte.

Là, l’absence de partie d’alto est très étrange mais cela marche plutôt bien : cela allège la couleur de l’orchestre. Il utilise également les sons harmoniques du violon, ce qui, il me semble, pourrait très bien être le premier exemple d’opéra à utiliser ces sons, obtenus en frôlant la corde avec le doigt et faisant vibrer la corde de façon très aiguë.

Cette musique est très colorée, pleine d’énergie, grâce à l’usage de ces harmoniques, des flûtes piccolos et de l’absence d’altos. Il s’agit quand même d’une musique composée pour les violons, et certains passages sont même proches de l’écriture de Vivaldi (l’imitation des oiseaux et de l’orage, par exemple).

 

La partition n’ayant pas disparu, pourquoi cet opéra n’est-il pas mis au répertoire comme beaucoup de ses contemporains ?

Cette partition, dont je dispose d’une copie, est la seule source pour cet opéra : cela oblige, si on veut le jouer, à faire ce travail de reconstitution, ce qui peut expliquer pourquoi il n’est pas plus joué.

Je crois que nous avons réalisé une bonne édition de cette partition : nous y sommes restés fidèles, ne changeant que ponctuellement certains éléments de la prosodie. Il s’agit du premier opéra de Mondonville, il avait besoin d’un peu de pratique et ses choix n’étaient pas toujours très heureux. Notre collaboration avec les chanteurs français du Centre de Musique Baroque de Versailles nous a permis de corriger certaines choses.

 

Et l’écriture pour le chœur ?

Il n’y avait que deux parties de chœur dans la partition originale : nous avons dû également reconstituer les parties manquantes. Il s’agissait d’un travail relativement facile : quand les parties intermédiaires ne sont pas imprimées, nous pouvons deviner qu’elles ne faisaient rien d’extraordinaire. Il y a juste à rester dans le style, en allant chercher du côté de Rameau.

 

Y a-t-il eu un travail à faire sur l’ornementation ?

L’avantage avec la musique française est que le terrain est plutôt balisé. Si les ornements ne sont pas notés, nous pouvons savoir néanmoins où les placer. La musique de Mondonville ayant une certaine affinité avec la musique italienne, nous avons pu travailler sur les da capo et proposer de rechanter les airs de façon ornée. Et puis, Mondonville avait dans les oreilles la musique et le jeu de Leclair, lui-même élève d’un élève de Corelli, parfait représentant de la musique virtuose italienne.

Il y a donc dans cette musique à la fois la musique virtuose italienne et la musique de danse française, qui aide à déterminer, en plus de la déclamation naturelle du texte, les tempos et la direction générale.

 

Comment avez-vous été formé à la direction de la musique baroque ?

Je suis d’abord un chef d’orchestre « normal ». J’ai obtenu mon diplôme au Conservatoire Liszt de Budapest (Zeneakadémia) en 1993. Mais c’est d’abord la musique baroque qui m’a motivé : je suis devenu musicien grâce à Bach. J’ai suivi l’enseignement d’Helmuth Rilling puis je suis devenu l’élève de John Eliot Gardiner. J’ai fondé l’Orfeo Orchestra puis le Purcell Choir pour pouvoir pratiquer cette musique-là.

Je dirige beaucoup l’orchestre national pour la musique classique, romantique et moderne, et j’ai mon orchestre pour la musique qui va de Monteverdi et Gesualdo à Mendelssohn.

Ma formation de musicologue me permet de participer activement au travail de recherche de mon équipe chargée de produire les éditions de ces musiques plus rares. Vous savez : jouer ce répertoire, comme Mondonville, Monteverdi, Charpentier, Rameau, sur instruments d’époque, ce n’est pas une chose très courante en Hongrie et nous cherchons à le faire de la façon la plus sérieuse possible.

Nous avons sans doute joué plus de 200 œuvres, connues en Europe, mais moins courantes en Hongrie pour la première fois, en plus d’œuvres moins connues en général, comme Isbé. J’essaie également de m’intéresser à Haydn, figure tutélaire en Hongrie, et à ce qu’il a pu interpréter en tant que chef d’orchestre. Il pouvait diriger 180 représentations d’opéras en seulement un an.

Mon amour pour Rameau m’a amené dans un voyage de vingt ans dans la musique française, qui m’a amené à apprendre le français, et à interpréter la musique de ses contemporains.


Cette musique était-elle dirigée ?

A cette époque, l’orchestre était dos au public et faisait face à la scène, donc l’orchestre voyait ce qu’il passait et pouvait rester connecté avec les chanteurs. Mais les changements de tempos et de mesure suggèrent qu’il y avait besoin d’un chef d’orchestre, dans cette musique très écrite et moderne. Comme chez Gluck, ces changements n’étaient pas forcément notés sur la partition, donc il y avait des décisions à prendre pour pouvoir jouer. C’est bien plus difficile à jouer que Rameau, même si l’écriture est sans doute moins complexe.

 

Le concert

Autant vous dire que j’étais d’autant plus excité à l’idée d’écouter cette version d’Isbé par cette enthousiaste usine à recréation. Je savais que Benoît Dratwicki, du CMBV, avait supervisé cette recréation : il allait confier, après la représentation, qu’il avait assisté aux répétitions, suppliant le chœur de laisser de côté leur magnifique et irréprochable son et mise en place au profit de l’expressivité. « Le texte avant tout. » Il s’agit peut-être d’une pastorale, mettant en scènes les amours compliquées entre Isbé, Coridon et Adamas (Isbé aime Coridon qui l’aime en retour ; Adamas aime Isbé qui tarde à se prononcer ; Adamas choisit de se sacrifier mais n’y parvient pas, acceptant alors l’union entre Isbé et Coridon), la tension ne réside néanmoins pas dans le drame, mais dans l’expression des sentiments.

Pas de coup de feu, pas de mort sur scène. Une poignée de bergers, des druides, des amours tues, et cela suffit pour occuper le public pendant plus de trois heures. Comment maintenir l’attention pendant aussi longtemps, dans une version de concert (sans mise en scène), les chanteurs simplement disposés sur le devant de la scène devant un orchestre assez conséquent (constitué d’une douzaine de violons, une demi-douzaine de violoncelles et contrebasses, hautbois, flûtes, bassons) ?

Benoît Dratwicki, en mettant l’expression au-dessus de la beauté vocale, répond à cette question. Nous pouvons saluer l’extraordinaire travail de György Vashegy : il a su faire de cette « sonate en trio » pour grand orchestre un chef d’œuvre de précision, avec la méticulosité d’un horloger. Il a réussi à faire jouer à tous ses violons les phrases les plus italiennes et virtuoses avec une facilité déconcertante ; il a su mettre en valeur la modernité des couleurs orchestrales de cette partition grâce à un geste que l’on pourrait d’abord croire plus adapté à la direction d’une musique plus moderne, mais qui parvient à expliciter toutes ses intentions musicales tout en laissant respirer ses musiciens, de plus en plus habitués à l’interprétation de cette musique.

L’idée directrice était donc de concilier l’écriture individuelle de Mondonville et la précision commune de l’orchestre, tout en mettant l’expression des affects avant tout. C’est le moment de féliciter le Purcell Choir pour leur flexibilité face aux consignes de Benoît Dratwicki, les affects avant tout.

Mondonville intervient au moment où les liens entre texte et musique, entre émotion et raison, sont théorisés, mis à l’épreuve et en pratique, musicalement comme philosophiquement. Descartes, un siècle avant, rappelle que le but de la musique « est de plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées » (Abrégé de musique). Rousseau, dans son texte à peine plus récent qu’Isbé, Essai sur l’origine des langues, condamne la recherche scientifique de la belle harmonie chez Rameau : « la musique n’est plus l’art de combiner des sons d’une manière agréable à l’oreille. […] C’est l’imitation seule qui élève [la musique au rang des beaux-arts et non de sciences naturelles]. »

En somme, Mondonville et Dratwicki proposent une solution au problème de se distinguer de Rameau pour accéder au public : ne pas rechercher le beau mais chercher l’imitation, la reproduction des passions, seul guide possible pour l’oreille du public, qui doit écouter pendant trois heures les problèmes sentimentaux de deux bergers. Écouter cet orchestre impeccable et ce chœur sacrifier la beauté à l’expression, sous la surveillance scientifique du CMBV et d’un chef comme György Vashegy, ne donne qu’une envie : continuer à mieux connaître la philosophie derrière ce qui nous touche réellement.

Jean-Jacques Rousseau : “En cultivant l’art de convaincre, on perdit celui d’émouvoir”.  Voilà un écueil évité de très loin.

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