Rendre hommage au fondateur de l’un des plus grands quatuors à cordes de tous les temps en lançant un tout nouvel ensemble sur les œuvres maîtresses de son répertoire public et discographique est un pari risqué. Certes il échappe à la querelle des quatuors constitués et non constitués puisqu’il est à la fois l’un et l’autre, compensant le manque d’expérience commune par le souci de se dessiner une marque de fabrique. Mais en la voyant s’attaquer directement à des monuments du genre – les derniers quatuors à cordes de Schubert et de Beethoven -, on pourrait redouter que la jeunesse de la formation ne confine au péché d’orgueil.
Renaud Capuçon n’a pas voulu susciter cette crainte et a anticipé la critique, en associant les débuts du quatuor qui porte son nom à un projet musical fort : rappeler le souvenir du grand artiste engagé que fut Adolf Busch (1891-1952), dont l’histoire personnelle et musicale s’inscrit dans les plis de l’Histoire, de l’Allemagne des années 20 au choix de l’exil en 33, à Bâle puis aux Etats-Unis, en rejet du régime nazi fraîchement arrivé au pouvoir.
Le “projet Adolf Busch” a pour ambition de rejouer le répertoire du quatuor que Busch avait fondé en 1919 et qui était devenu à la fin des années 20 le plus prestigieux et le plus reconnu des quatuors européens. Ses interprétations publiques étaient encensées par la critique et ses enregistrements, notamment des quatuors de Beethoven, font toujours référence. Malgré les imperfections de captation – c’est un doux euphémisme – et les affronts répétés à la justesse que recèlent les archives sonores, l’expressivité musicale y est inégalable, notamment dans les derniers quatuors, dont fait partie le n°13 en si bémol majeur (op. 130).
Alors se frotter à ce monstre-là de la musique de chambre, en le faisant suivre par le Quatuor n°15 en sol majeur (D. 887) de Schubert, à quelques semaines près son contemporain (décembre 1825 et mars 1826), c’était gonflé : mais il faut avouer que ce soir-là à Grenoble, le résultat était plutôt réussi.
Bien sûr, la Cavatine n’a peut-être pas atteint l’exultation mélancolique que l’on pouvait entendre avec les Busch. Bien sûr, la Grande Fugue manquait sans doute, malgré un violoncelle d’Edgar Moreau très profond et tragique, de quelques années de dialogue entre les membres du quatuor pour en mettre à jour toute l’implacable et dramatique architecture. Mais on a pu apprécier un troisième mouvement précis et gracieux, là encore très soutenu par un très beau phrasé du violoncelle.
C’est dans le Schubert que l’excellence du violoncelliste, benjamin des trois “vingtenaires” réunis autour de Capuçon, s’est particulièrement épanouie, transformant les fameux trémolos en une basse éclatante, enrichissant de mouvement en mouvement les contrastes prodigieux de cet ultime quatuor à cordes composé par Schubert et préfigurant le quintette composé deux ans plus tard, comme si s’y faisait déjà sentir l’urgente imminence de l’arrivée d’un deuxième violoncelle.
En sortant de la MC2, on n’avait pas le sentiment qu’on venait d’entendre les Busch au Carnegie Hall quelques mois avant l’embrasement de l’Europe, ni que l’on venait d’assister à une interprétation mythique du Treizième Quatuor de Beethoven ou du Quinzième de Schubert. Mais l’ambition de Renaud Capuçon, dans cette tournée-hommage à Adolf Busch, était ailleurs : nous raconter les œuvres que ce grand homme de musique a su, sur les crêtes des heures sombres que traversait le monde, porter au sommet de l’art de son quatuor. Nous raconter aussi qu’un quatuor à cordes est un monde miniature où la transmission entre les générations se nourrit de l’expérience mais aussi de la connaissance des versions historiques.
Objectif atteint, il faut bien le reconnaître, si on en croit l’irrépressible envie d’écouter et réécouter les Busch dès la fin du concert !