Ophélie Gaillard © DR
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Exiles : Ophélie Gaillard prête son archet à la musique exilée

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Ophélie Gaillard sort en ce début de printemps Exiles, avec le label Aparté : œuvres pour violoncelle de Bloch, Korngold, Prokoviev et Alberstein, avec l’Orchestre Philarmonique de Monte-Carlo sous la direction de James Judd et le Sirba Octet. Dans un entretien, elle évoque ce qu’elle a voulu transmettre en réunissant dans ce disque très original ces œuvres exigeantes, relativement peu jouées et enregistrées.

 

Ophélie Gaillard, qu’est-ce que qui vous a amenée à suivre ces parcours d’exils et à vous glisser dans cette caravane avec votre violoncelle ?

Ce disque part d’un coup de cœur pour une partition que je travaille depuis l’enfance, le Schelomo de Bloch, poème épique, véritable déferlement sonore dans lequel le violoncelle est à l’honneur et incarne le personnage du Roi Salomon. Le parcours personnel et musical d’Ernest Bloch, juif genevois exilé aux Etats-Unis à la fin du XIXème, m’a donné envie de confronter sa musique à celle d’autres juifs exilés, dont les parcours mêlent également histoires personnelles tragiques et destins heureux , comme Korngold, dont l’œuvre est très méconnue – il est passé à la postérité surtout comme compositeur de musiques de films – et qui avait connu un début de carrière fulgurant à Vienne avant l’exil. L’idée est que ces trajectoires de vies traversées par la Grande Histoire ont modifié aussi le destin musical des exilés – qui sait peut-être en le rendant plus riche – : Bloch, qui avait grandi dans une famille juive non religieuse, n’aurait sans doute pas écrit ces œuvres très marquées par la référence hébraïque s’il était resté à Genève. D’un autre côté, les artistes exilés ont irrigué la culture américaine. Bien qu’ils aient eu pour beaucoup d’entre eux une culture commune, qu’elle soit juive, d’Europe Centrale, d’Europe, de Russie, c’est le sentiment d’appartenance à une Grande Amérique qui a marqué ces destins, Schoenberg, Stravinski, Gershwin, Copland, ainsi que les artistes non musiciens, très nombreux également.

 

Justement, les musiciens exilés aux États-Unis au XXème siècle sont nombreux : Rachmaninov, Schoenberg, Weil, Stravinski et tant d’autres. Comment avez-vous choisi ceux de votre disque ?

Ces choix viennent de plusieurs rencontres : d’une part celle avec James Judd, fin connaisseur de la musique américaine et avec l’Orchestre Philarmonique de Monte-Carlo, orchestre de premier ordre qui occupe une place très particulière dans la musique de films de par les liens étroits qu’entretient Monaco avec le 7ème art. Les œuvres de Bloch et de Korngold sont des partitions très exigeantes, à l’orchestration très raffinée, qui demandent à l’orchestre beaucoup de travail : leur expérience et leur sensibilité a permis de d’en donner une interprétation très talentueuse et inspirée. Et d’autre part les liens anciens que j’ai avec les membres du Sirba Octet, à la fois musiciens classiques de très haut niveau de l’orchestre de Paris et musiciens inspirés par les musiques populaires klezmer. Cet ensemble réussit comme aucun autre à transmettre, par son enthousiasme si communicatif, par l’amour dont il irrigue son interprétation et par l’authenticité des arrangements de Cyrille Lehn, les moments de douleur, les moments de joie et surtout l’atmosphère de partage d’un même destin à travers l’exil.

 

Dans Alvorada (L’aube), vous aviez déjà abordé le thème du voyage. Avec Exiles, revoilà une autre sorte de voyage, contraint, celui-là. Quel rapport entretient la musique avec ce voyage-là ?

La musique vient d’abord pour panser les plaies de l’exil-catastrophe : elle permet à la vie de continuer, elle apporte des moments de bonheur partagés. Et puis la musique fait renaître la culture des exilés, la préserve, se nourrit des nouvelles expériences et trouve des solutions. La musique klezmer, la berceuse d’Alberstein témoignent de ces vies fracassées mais finalement enrichies par l’exil. Et ceux qui croisent ces musiques et qui n’ont pas vécu ces catastrophes en sortent plus riches, plus intelligents.

 

L’exil est aussi un moyen de préserver les musiques des peuples opprimés en les faisant renaître ailleurs mais certains compositeurs qui ne se sont pas exilés, comme Chostakovitch, ont pu d’une certaine manière résister en restant sur place…

Les musiques renaissent dans une communauté puis d’autres se les approprient et les font vivre. Prokoviev a écrit son Ouverture sur des thèmes juifs sur une commande d’un ensemble juif new-yorkais. Il entretenait des rapports complexes avec son pays et le régime soviétique et ce n’est par hasard qu’il ait fait résonner cette œuvre de tout son cœur de compositeur non-juif comme s’il épousait et s’appropriait la musique klezmer, culture minoritaire opprimée par le régime. Je travaille en ce moment avec la chanteuse syrienne Waed Bouhassoun, avec qui je vais ouvrir le festival Métis le 9 mai prochain à Pierrefitte. Avec Moslem Rahal qui l’accompagne à la flûte ney, ils recréent in situ par la musique le monde dont ils viennent et me permettent de le côtoyer avec mon propre bagage, le violoncelle. Chostakovitch, très malmené par le régime stalinien mais non contraint à l’exil, a nourri sa musique d’emprunts aux musiques traditionnelles, comme par exemple son Trio n°2, truffé de thèmes populaires juifs d’Europe centrale, contribuant à les intégrer dans la culture plus officielle. Ce qui est important, c’est que les musiques ne soient pas sanctuarisées dans leurs communautés et que des gens qui sont étrangers à ces cultures, comme je le suis moi, puissent s’y glisser et se les approprier pour les faire connaître avec d’autres langages.

 

De ces exils somme toute fructueux, au moins musicalement, peut-on tirer un message d’espoir pour les exilés modernes, les migrants comme on les appelle maintenant, qui seront les Bloch et les Korngold de demain ?

Oui, encore faut-il les accueillir et leur laisser la chance de recommencer une vie ailleurs car il y a parfois des points de non-retour où ni la musique ni rien ne pourra leur permettre de renaître. Ces exils réussis que je parcours dans cet album n’ont été rendus possibles que par la fantastique terre d’accueil qu’a été l’Amérique du XXème siècle. J’ai beaucoup pensé pendant l’enregistrement à Janos Starker et György Sebök, ces deux grands artistes et grands pédagogues hongrois exilés aux Etats-Unis après la 2ème guerre mondiale : leur esprit est resté profondément empreint de Mittel Europa et pourtant ils sont devenus complètement américains, tellement engagés dans la société américaine. Ils avaient un amour immense de leur nouvelle patrie tout en gardant la conscience de venir d’ailleurs. C’est cet esprit tellement universaliste que seul peut donner l’exil et à une moindre échelle le voyage. Nous les musiciens qui voyageons beaucoup, tout le temps, nous sommes là aussi pour transmettre cet esprit à ceux qui n’ont pas la possibilité ou la nécessité de voyager.

 

Votre répertoire est très vaste, votre discographie est en elle-même un voyage dans le temps et l’espace : du répertoire baroque au contemporain, des musiques savantes européennes aux musiques du monde, comment faites-vous pour ne pas subir le décalage horaire ?

L’important est de garder une cohérence et cette cohérence, c’est le violoncelle. C’est un instrument qui a plusieurs cercles de répertoire : solo, musique de chambre, concerto, orchestre. Les musiciens autrefois savaient jouer de plusieurs instruments et on pouvait être à la fois musicien, philosophe, mathématicien. Cet humanisme se retrouve aujourd’hui dans la diversité d’un instrument comme le violoncelle, au service de l’universel.

 

Vous avez aussi voyagé dans l’univers de la danse avec notamment le danseur Ibrahim Sissoko dans le spectacle En filigrane autour des suites de Bach. Qu’apporte la danse à votre relation à la musique, à votre son ?

Les musiciens professionnels modernes sont forcément un peu esclaves de la performance -technique, artistique -. La danse nous apprend entre autres à remettre du corps dans la musique plutôt que de la performance : le corps s’invite dans le travail du son, qu’il enrichit et dans le travail technique (la position des doigts, le jeu d’archet, le poids du bras), qu’il soulage. La danse permet de travailler la gestuelle, le souffle et de prendre conscience de sa présence dans l’espace . La musique s’occupe beaucoup du temps (tempo, cadence, rythme) et peu de l’espace et cette prise de conscience est capitale. Dans En filigrane, que nous continuons à jouer (prochainement en Corée), nous sommes vraiment trois sur scène, Ibrahim, le violoncelle et moi : le danseur intègre le violoncelle dans l’espace. Ma chance est aussi de travailler avec un label qui attache une grande importance au son : les échanges avec l’ingénieur du son sont essentiels, le son est construit dans l’espace y compris dans le répertoire baroque, il devient l’ADN de la musique, transporté à travers tout le répertoire.

 

A propos de ce son, vous jouez un violoncelle ancien, un Gofriller de 1737, parfaitement adapté au répertoire baroque de Pulcinella. C’est avec lui que vous avez enregistré Exiles : comment a-t-il réagi à la musique déferlante du XXème siècle ?

En fait, s’il s’agit bien du Gofriller de 1737, il est pour cet enregistrement monté avec des matériaux modernes qui lui donnent un son plus approprié à ce répertoire. La lutherie a en effet très peu évolué depuis le XVIIème siècle, quand le violoncelle est né, et les principes techniques de fabrication sont en gros les mêmes trois siècles plus tard. Mais c’est le propre des instruments de très grande qualité que de s’adapter à tous les répertoires et c’est le cas de ce Gofriller exceptionnel.

 


Exiles est disponible depuis le 31 mars chez Aparté Music.

Médecin à Morlaix, je suis violoncelliste amateure et passionnée de musique, avec une prédilection pour la musique de chambre et l'opéra. La scène bretonne et sa riche programmation me donnent l'occasion d'écouter des concerts de très grande qualité dans des sites d'exception. La musique et les lieux invitent au partage et inspirent l'écriture.

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