Après leur concert à la cathédrale américaine le 12 avril dernier, nous sommes partis à la rencontre de Thierry Escaich et Savitri de Rochefort pour en savoir davantage sur ces deux artistes et sur la pièce Terra Desolata, objet de leur collaboration récente.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours musical ?
Il commence d’abord en autodidacte (avant sept ans) avec l’apprentissage de l’accordéon et de l’orgue. J’ai d’ailleurs été titulaire d’un orgue à Rosny-sous-Bois. A partir de neuf ans, j’ai suivi un apprentissage assez classique puis ce sera le Conservatoire national supérieur de musique et de danse (CNSM) de Paris en orgue, en piano et tout ce qui est nécessaire pour la composition ensuite. J’ai commencé à composer des petites pièces à partir de trois ans mais c’est en étudiant l’écriture, l’harmonie, le contrepoint, la fugue et la composition que je me suis formé au CNSM. De ce conservatoire, j’en suis sorti avec huit prix. En fait, j’ai essayé d’avoir la formation la plus complète possible, un peu comme pouvait être celle d’un organiste du XIXe siècle.
Par la suite, je suis resté sur cette formation tous azimuts, ce qui fait que je n’ai jamais choisi entre la carrière d’instrumentiste, de pianiste, d’organiste, de compositeur ou faire des ciné-concert. Pour moi, tout cela fait partie du même monde. Aujourd’hui, en plus de toutes ces facettes que j’ai acquises, je pratique aussi l’enseignement depuis vingt ans au CNSMDP.
Quels compositeurs du passé vous inspirent le plus et lesquels auriez-vous aimé rencontrer dans votre carrière ?
Pour moi, c’est toujours très difficile de répondre à cette question parce que d’une certaine manière je prends ma source dans diverses inspirations pour composer. Je connais énormément Bach et j’ai une certaine proximité avec lui car j’enseigne en fugue au Conservatoire. J’improvise dans cette esthétique. Mais vous pourriez aussi me parler d’une pièce de Couperin ou d’un mouvement d’une symphonie de Mahler (avec une forme organique, psychologique).
Je n’ai pas de hiérarchie en fait : tout ce passé musical avec des musiques classiques, de jazz ou de variété est mixé de la même manière et je ne peux pas dire que j’ai un compositeur par période En revanche, j’ai des œuvres phares (Cinquième symphonie de Mahler, Ouverture Roméo et Juliette de Tchaïkovski, les fugues de Bach).
Pour moi, tous ces artistes du passé ont apporté quelque chose à la musique. En tant que compositeur, j’ai pris une petite pierre de leur univers pour construire le mien. Quelques fois je pourrais même prendre dans les musiques de film (par exemple celle de Bernard Herrmann, ou Taxi Driver par exemple) : ces musiques ont influencé quelques unes de mes pièces. C’est donc un ancrage assez large et je revendique totalement ce choix.
En quoi vos activités d’organiste à Saint Etienne du Mont, ou d’improvisateur, vous aident dans vos compositions ?
Vous savez, “tout est dans tout” d’une certaine manière. Tout à l’heure, j’étais en train d’enseigner le style Bartók et le style Beethoven à mes élèves. Je leur improvisais des développements possibles, des développements fugués. Je leur montrais comment faire totalement différent avec le même motif. Donc dans ce cas l’improvisateur sert le pédagogue et j’essaie de faire découvrir à ces jeunes la puissance de l’idée compositionnelle.
Quand je suis à Saint Etienne du Mont, je suis avant tout le serviteur de la liturgie. En même temps, je me révèle un petit peu comme compositeur. Tout ceci est vraiment entremêlé. A l’église, une odeur d’encens, un vitrail, une lumière peut m’inspirer et influencer mes compositions. En bref, je tiens à ce qu’il n’y ait pas de frontières dans mes activités et dans ma vie.
En conclusion, une pièce que je viens d’écrire peut avoir des conséquences sur ce que je vais improviser à Saint Etienne du Mont.



Le 12 avril dernier, vous avez donné un concert à la cathédrale américaine dans laquelle Terra Desolata (une de vos compositions) a été jouée. Pouvez-vous nous parler de la formation musicale ?
A l’origine la pièce est écrite pour quatre voix solistes avec un quatuor d’instruments baroques, orgue positif et théorbe. A l’époque, l’on m’avait demandé d’écrire pour cette formation. C’était Hervé Niquet qui m’avait fait cette commande. Cela correspond au début de l’idée de demander à des compositeurs actuels de faire des miroirs de pièces du passé. Maintenant c’est quelque chose qui est vraiment devenu très à la mode. En tant que compositeur, c’était la première fois que je participais à une telle aventure. Cette pièce répond à des Lamentations de Gide. Avec cette oeuvre, j’essayais d’extirper des éléments de polyphonie, d’ornementation pour l’appliquer à mon style de musique qui n’a, à priori, rien à voir.
En fait, j’ai donc commencé à piocher dans cet univers baroque, ce qui a illuminé pas mal de pièces ensuite. Comme les oeuvres de Baroque song qui ont fait l’objet d’un enregistrement dont la parution a eu lieu l’année dernière. Ces pièces s’inscrivent dans la continuité de Terra Desolata et je recherche ainsi un monde baroque déformé.
En respectant la façon de jouer des musiciens baroques (tenue d’archet), j’ai écrit Terra Desolata dans un un esprit moderne.
Pouvez-vous évoquer la structure de Terra Desolata ?
Il me semble que le public pourra voir cette structure assez rapidement avec quatre grandes sections : une partie modérée avec une incantation au début, une partie centrale plus mouvante avec un côté passionné, une partie étalée pour développer des vocalises et un finale endiablé. Mais pour le public, ce qui est important, c’est de se dire que cette pièce suit vraiment le déroulement du texte des Lamentations du mercredi Saint. J’y ai mis quatre atmosphères un peu différentes. A chaque fois, il n’y a jamais d’arrêt. J’ai beaucoup travaillé sur les transitions (d’une partie à l’autre par exemple ou à l’orgue). Dans cette pièce, j’utilise l’orgue en soliste pour certains passages, ce qui est assez rare. Avec deux trois jeux, j’ai souhaité faire quelques volutes. J’ai aussi voulu placer en avant le théorbe permettant de mettre en lumière certains instruments qui n’ont pas toujours le rôle de soliste en musique baroque.
Dan le cadre de cette exécution avec Savitri de Rochefort, qui a été mon élève, nous avons pu monter cette pièce avec un grand ensemble. C’était particulièrement intéressant car je pense que le public vient davantage à cette pièce que lorsqu’il n’y a que quatre voix solistes. En effet, dans cette oeuvre, il y a certains effets de masse qui sont rendus possibles avec l’ensemble Zoroastre.
Que représente pour vous l’enregistrement de Terra Desolata ?
Justement, il s’agit ici d’une relecture de cette pièce avec plus de densité, ce que je voulais vraiment depuis le début. Dans une version solistique, il y a eu un précédent enregistrement qui est très bien : “Exultet” chez Accord/Universal, il y a une dizaine d’années. J’avais besoin d’avoir cette masse vocale et instrumentale plus intense.
Quels seront vos prochains projets en tant que compositeur et en tant qu’organiste ?
En tant qu’organiste, j’en ai un peu tout le temps car j’ai besoin d’être sur scène, de faire passer un message, de me donner à l’église ou au concert. Ainsi, je pars à St-Pétersbourg dans quelques semaines pour faire un film muet au Théâtre Marinsky. Prochainement, aux Etats-Unis, en juillet, je ferai la création américaine de mon troisième concerto pour orgue (création mondiale à la Philharmonie de Paris en novembre dernier).
Côté compositeur, je suis en train d’écrire pour de jeunes musiciens (Gabriel Tchalik et son frère Daniel). Je leur compose une pièce pour violon et piano. Il feront, à l’église Saint Sépulcre, un concert monographique autour de mes compositions.
Je travaille aussi à un deuxième opéra qui sera créé à Lyon comme l’avait été Claude, mon premier. Le sujet de cet opéra traite de la Perse Médiévale.
Le site officiel de Thierry Escaich: http://www.escaich.org/
Rencontre avec la cheffe Savitri de Rochefort
Pouvez-vous nous parler de votre parcours musical ?
J’ai été initiée à la musique par l’étude du violon quand j’avais cinq ans. Très vite, je me suis retrouvée à étudier le solfège spécialisé, discipline qui a aujourd’hui disparu. A onze ans, je suis entrée au CNSM de Paris et j’ai fait les classes d’écriture.
Après cela, je suis partie un peu aux Etats-Unis où j’ai étudié au conservatoire Oberlin dans l’Ohio : j’y ai appris l’analyse, la composition et aussi le chant. A mon retour en France, j’ai passé une audition pour entrer au choeur de l’Orchestre de Paris, j’avais dix-sept ans. Je suis restée dans cette structure musicale durant cinq années. Durant cette période, j’ai fait la connaissance de certaines personnalités marquantes comme Semyon Bychkov.
Parallèlement à mon activité dans le choeur de l’Orchestre Paris, je suis entrée en second cycle au CNSM où j’ai fait des études d’écriture, d’harmonie avec Roger Boutry, de contrepoint avec Bernard de Crepy et de fugue avec Thierry Escaich. Ces études ont été récompensées par de nombreux prix. Mais la rencontre avec Thierry Escaich a été déterminante pour la suite de ma carrière.
Suite à mes études au CNSM, je me suis perfectionnée avec Jeanne Berbier en chant pour développer ma voix de soprano colorature. Malgré ses nombreux encouragements, je n’ai pas pu maîtriser le trac, en dépit des réussites obtenues. J’ai donc abandonné la carrière lyrique.
J’ai aussi consacré de nombreuses années à l’enseignement en étant professeur au conservatoire du XIème arrondissement. Grâce à mon ancien directeur Thierry Vaillant, j’ai suivi une formation de deux ans à l’ARIAM en direction de chœur. Je me suis encore perfectionnée durant un ans au conservatoire de Gennevillers auprès de Didier Louis. A l’issue de ce parcours musical, j’ai eu l’idée de fonder mon ensemble.



Qu’est ce qui vous plaît particulièrement au sein de votre ensemble Zoroastre ? Qu’appréciez-vous dans la direction d’orchestre ?
Tout d’abord, je commence par avoir le trac mais j’arrive maintenant, avec l’expérience, à le maîtriser.
Ensuite, j’aime particulièrement l’échange que je peux avoir avec mes musiciens au moment des concerts. Il y a ainsi une réelle synergie entre nous ce qui nous permet de monter de beaux programmes. Avec la direction d’orchestre, je bénéficie de moments de partage uniques qui sont pour moi magnifiques.
Enfin, ce qui me fait particulièrement plaisir, c’est lorsque le public vient me voir pour me dire qu’il a passé un bon moment. Mon objectif est de donner de la joie, de transmettre des émotions par la musique.
Vous avez inscrit un certain nombre d’œuvres vocales au sein du répertoire de l’ensemble Zoroastre. Est-ce qu’il y a un lien avec votre formation en chant ?
Oui tout à fait. Il y a aussi une période qui m’a beaucoup marqué dans ma jeunesse avec les années passées au chœur de l’Orchestre de Paris. Voir défiler de grands chefs et de grands solistes a été très formateur. Par la suite, j’ai voulu mettre en avant ce répertoire au sein de mon ensemble.



Maintenant, nous allons parler du programme que vous avez présenté le 12 avril dernier à la cathédrale américaine. Vous aviez interprété Terra Desolata de Thierry Escaich et le Requiem de Mozart. Ce concert était donné à l’occasion de la sortie d’un disque sur lequel figurent des œuvres de Haendel, de Hasse et de Escaich. Que représente pour vous la sortie de ce disque ?
Il s’agissait de concrétiser un projet avec Thierry Escaich. Nous avons voulu revoir Terra Desolota autrement avec lui : l’effectif est en effet bien plus important. Le compositeur était content du résultat car la force du texte est incroyable. Il faut donc une certaine masse vocale et aussi instrumentale pour un rendu encore meilleur.
J’ai découvert cette œuvre il y a deux ans avec Thierry Escaich et je l’apprécie particulièrement car je trouve la pièce très imagée.
En ce qui concerne Le Miserere de Hasse, je l’ai entendu par hasard, un jour, en écoutant Radio Classique. Depuis trois ans, avec l’ensemble Zoroastre, nous le donnons assez régulièrement. D’après mes recherches, je connais peu d’enregistrement de cette œuvre. Ecrite pour choeur de femmes et orchestre à cordes, cette composition fait sensation auprès du public car c’est une magnifique composition qui n’est que trop rarement donnée.
Pour cet enregistrement, j’ai rajouté deux traversos pour apporter un timbre particulier qui correspond bien, selon moi, à cette œuvre.
Pour terminer ce disque, nous avons enregistré le Dixit Dominus de Haendel (suggestion de Thierry Escaich). C’est une œuvre difficile et contraignante mais je trouve cette composition flamboyante.
En conclusion, ce premier enregistrement est un peu la consécration des cinq années que nous venons de passer : il s’agit là d’une première étape. Avec ce disque, l’ensemble Zoroastre espère se faire connaître et intéresser, si possible, des directeurs de festivals.
Je suis aussi très heureuse que Julien Chabod, le directeur de Klarthe, m’ait fait confiance et ait accepté cette collaboration pour un premier CD.
Vous avez associé deux pièces baroques avec une œuvre contemporaine : pouvez-vous nous parler de la continuité dans ce programme ?
En fait, il y a tout d’abord l’instrumentation de la pièce Terra Desolata de Thierry Escaich. C’est pour un orchestre à cordes baroques qu’elle est écrite, avec, en plus, un théorbe. L’instrumentation est donc proche de celle des pièces de Haendel et Hasse.
L’orgue, tenu par Thierry Escaich, joue, dans Terra Desolata, à la fois le rôle de basse continue et celui de soliste. Ce qui est différent des œuvres baroques.
Ensuite, ce programme met trois partitions sacrées en lumière : Terra Desolata parle de colère de Dieu, de désolation. C’est une atmosphère dure et violente qui se ressent dans la musique de Thierry Escaich.
Ensuite, le Miserere de Hasse parle de pénitence et de rédemption. Enfin le Dixit Dominus de Haendel est un psaume royal d’intronisation et cela amène la venue du Messie. Donc, il y a une continuité, une évolution dans les textes.
Le site de l’Ensemble Zoroastre : http://ensemble-zoroastre.fr/