Les Troyens
Les Troyens © Vincent Pontet / OnP

Les Troyens à l’Opéra Bastille, ou la trahison d’Énée

4 minutes de lecture

Disons-le d’emblée, c’est une pluie de huées qui s’est abattue vendredi soir sur le rideau final de cette nouvelle production des Troyens de Berlioz. Doit-on encore s’étonner, pourtant, de l’habitude qu’a Dmitri Tcherniakov de raconter tout simplement autre chose que le livret ?

Les Troyens est une partition monumentale, extrêmement longue et comportant de nombreux rôles très exposés. La Cassandre de Stéphanie d’Oustrac paraît d’abord assez mince et courte de projection. Son entrée (« Les Grecs ont disparu ») la montre sous un angle étonnamment cynique. Son côté presque blasé ne la rend d’ailleurs guère sympathique. Au 2e acte elle trouve cependant de vrais accents de tragédienne qui bouleversent dans la scène du suicide des Troyennes. A ses côtés, le Chorèbe de Stéphane Degout est, comme souvent, un modèle de ligne vocale, de noblesse d’incarnation et d’élocution. L’Énée de Brandon Jovanovich, en dépit de quelques duretés dans l’aigu, est vaillant et superbement projeté. Ekaterina Semenchuk (qui assure le rôle de Didon suite au désistement d’Elīna Garanča) paraît surdimensionnée au début du 3e acte, « Chers Tyriens », lancé avec une voix de matrone, évoquant plus Azucena que la reine de Carthage. Mais, après sa rencontre avec Jovanovich/Énée, la chanteuse déploie des trésors de nuances et de subtilités qui culminent dans un acte final d’une extraordinaire intensité.

La voix d’Aude Extrémo, au grave riche et nourri, se marie fort bien avec le mezzo sombre de Semenchuk. Christian Van Horn est un très beau Narbal et Michèle Losier est parfaite dans le rôle travesti d’Ascagne. L’air « Ô blonde Cérès », chanté par Cyrille Dubois, est un petit bijou soutenu par un legato admirable. On se montrera plus circonspect face au Priam très instable de Paata Burchuladze et à l’Hylas épouvantablement faux de Bror Magnus Tødenes. Par ailleurs, nous restons persuadés qu’avoir distribué Véronique Gens, une des meilleures chanteuses françaises de notre époque, dans le rôle ingrat d’Hécube (dont l’absence de la moindre phrase solo l’apparente à un rôle de choriste) ne peut relever que d’une mauvaise blague. On se plaît alors à rêver à la merveilleuse Cassandre qu’elle pourrait certainement incarner.

La direction de Philippe Jordan fait parfois entendre de belles couleurs, quasi wagnériennes, dans certains passages. Mais le plus souvent, la platitude alterne avec le plus grand désordre, et on ne compte plus les moments où les chœurs (par ailleurs assez décevants), les chanteurs et la fosse ne sont plus du tout synchronisés. Au passage, on regrette la quantité impressionnante de coupures faites dans la partition (ballets, duo des sentinelles…). Ce choix, indéfendable sur le plan musical, ne semble justifié que par la vision très personnelle de Dmitri Tcherniakov.

Que nous dit-elle d’ailleurs cette mise en scène ? Que Cassandre n’est pas uniquement accablée par la malédiction de son don de voyance, mais également par le traumatisme d’avoir été autrefois abusée par son père, Priam. Qu’Énée est un traître à son peuple et qu’il n’hésite pas à vendre la cité troyenne aux Grecs. Durant cette première partie de l’œuvre, qui mêle l’épopée collective au drame familial bourgeois (procédé classique chez le metteur en scène), un bandeau défile, façon BFM TV, et nous explique l’intrigue en même temps qu’elle se produit ; les pensées intérieures de certains personnages sont surlignées par de courtes vidéos projetées au-dessus de la scène. Cet effet, qui s’apparente à un simple gadget de mise en scène, ne sera d’ailleurs plus du tout exploité dans la seconde partie de l’ouvrage et sonne presque comme un aveu d’échec quant à la lisibilité du propos.

Après son départ de Troie, le traître Énée trouve refuge dans un centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de guerre, dont la directrice (Didon) ressemble étrangement à sa défunte femme, Creuse. La « Chasse royale » est alors le prétexte à une sorte de jeu de rôles thérapeutique où les participants brandissent des cartons reprenant les indications du livret, sans qu’il ne se passe grand-chose. Abandonnée par l’homme qu’elle aime, Didon avale alors une boîte entière de médicaments avant de se livrer à un dernier jeu de rôles cathartique où elle se venge symboliquement d’Énée en maudissant sa descendance. Nous ne sommes pas spécialement en faveur de lectures littérales, à grands renforts de toges antiques, mais on avoue ne pas très bien voir où tout cela veut en venir. Si La Prise de Troie offre un point de vue intéressant, Les Troyens à Carthage apparaît beaucoup moins inspirée et semble rapidement interminable (ce qui est un comble, compte tenu de la quantité de coupures). In fine, le spectacle accumule de multiples idées (plus ou moins discutables) mais peine à trouver une véritable cohérence.

 


Les Troyens
Opéra en 5 actes d’Hector Berlioz
Livret d’Hector Berlioz
Créé en 1890 à Karlsruhe

Cassandre : Stéphanie d’Oustrac
Ascagne : Michèle Losier
Hécube : Véronique Gens
Énée : Brandon Jovanovich
Chorèbe : Stéphane Degout
Panthée : Christian Helmer
Le Fantôme d’Hector : Thomas Dear
Priam : Paata Burchuladze
Un Capitaine Grec : Jean-Luc Ballestra
Hellenus : Jean-François Marras
Polyxène : Sophie Claisse
Didon : Ekaterina Semenchuk
Anna : Aude Extrémo
Iopas : Cyrille Dubois
Hylas : Bror Magnus Tødenes
Narbal : Christian Van Horn
Deux Capitaines troyens : Jean-Luc Ballestra, Tomislav Lavoie
Mercure : Bernard Arrieta

Chœurs et Orchestre de l’Opéra national de Paris
Direction : Philippe Jordan

Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Vidéo : Tieni Burkhalter

Opéra Bastille, 25 janvier 2019

Biberonné à la musique classique dès le plus jeune âge, j’ai découvert l’opéra à l’adolescence. En véritable boulimique passionné, je remplis mon agenda de (trop) nombreux spectacles, tout en essayant de continuer à pratiquer le piano (en amateur). Pour paraphraser Chaplin : « Une journée sans musique est une journée perdue »

Derniers articles de Chronique