Ariane et Barbe-Bleue, unique opéra de Paul Dukas, faisait son entrée au répertoire du Théâtre du Capitole de Toulouse dans une splendide production où Stefano Poda tenait toutes les manettes en même temps : mise en scène, décors, costumes et lumières.
Avouons que nous connaissions assez mal les enchantements musicaux d’une partition trop peu souvent donnée. L’Orchestre du Capitole, dirigé par Pascal Rophé, nous en livre une interprétation qui fait entendre de magnifiques transparences et qui jongle sans cesse sur un complexe équilibre sonore et met en valeur les timbres de chaque pupitre. De même, on n’aura que des louanges pour les Chœurs du Capitole, impeccables notamment dans les interventions où une partie des chanteurs est située en haut des galeries supérieures.
L’opéra de Dukas, s’il est nommé d’après deux de ses personnages, repose avant tout sur les épaules de la figure omniprésente d’Ariane. Ce que fait Sophie Koch dans ce rôle exigeant est véritablement admirable (lire notre interview réalisée avant les représentations de cet opéra). En dépit d’une prononciation parfois indistincte, le timbre est chaud, rond et homogène sur l’ensemble de la tessiture. Par ailleurs, le talent scénique de Sophie Koch, s’il n’est plus vraiment surprenant, est toujours à saluer.
A ses côtés, Vincent Le Texier n’a guère le temps d’étaler l’étendue de ses capacités vocales. Le rôle de Barbe-Bleue est en effet réduit à la portion congrue de huit phrases. Mais la mise en scène de Poda donne à l’interprète un temps de présence en scène qui met fort bien en valeur sa théâtralité et sa présence quasi magnétique.
Des femmes de Barbe-Bleue, pas toujours vocalement bien différenciées, surtout dans un dispositif scénique qui les masque une bonne partie du temps, on retient particulièrement la Sélysette lumineuse d’Eva Zaïcik et l’Ygraine solaire de Marie-Laure Garnier.
Si on admire sincèrement l’investissement dramatique de Janina Baechle dans le rôle de la nourrice, jusque dans les respirations bruyamment expressives dans la scène d’ouverture des portes, on regrette toutefois une usure manifeste du timbre et une justesse assez discutable, particulièrement audible dans le dernier acte.

La production de Stefano Poda met l’accent sur une lecture riche en poésie et en symboles. Le metteur en scène ne tente pas nécessairement de décortiquer les mystères d’un livret énigmatique et se veut souvent plus illustratif qu’interprétatif. L’univers ainsi créé joue sur d’infinies variations du noir et blanc en échappant fort heureusement au poncif d’un manichéisme un peu trop attendu qui voudrait que les figures positives en blanc s’opposent à la noirceur inquiétante de Barbe-Bleue. La réalité pragmatique du monde extérieur s’habille de noir, comme chez la nourrice ou les paysans du dernier acte qui ne sont plus que des silhouettes sans visage et sans couleur. Dès lors qu’Ariane tente de ramener les femmes prisonnières vers la lumière du jour, leur costume d’abord immaculé se teinte de crasse noire, tandis que le personnage muet d’Alladine (dont le dernier costume est le négatif parfait de celui d’Ariane) semble être une projection silencieuse de l’héroïne qui, comme elle, est l’étrangère au sein du groupe.
La mise en scène offre également des images saisissantes, comme lorsque les femmes de Barbe-Bleue se rassemblent autour du corps de leur époux blessé donnant à la scène des allures de descente de croix.
Le décor quasi unique montre un mur immense, fait d’un enchevêtrement effrayant de corps statufiés, d’escaliers étroites menant aux sept portes closes du château de Barbe-Bleue. Au 2e acte, un labyrinthe descend des cintres, référence évidente au personnage d’Ariane, mais évoquant aussi l’enfermement physique et psychologique de toutes ces femmes dans un monde d’où elles choisissent finalement de ne jamais sortir.
Le travail remarquable sur la lumière a parfois de quoi étonner et va souvent à rebours de ce que le livret annonce. L’alternance entre l’obscurité et la crudité lumineuse finit par brouiller la perception du temps qui s’écoule. Comme les femmes enfermées, on finit par se plus savoir si nous sommes déjà au printemps ou si la nuit est tombée. La scène finale voit les femmes de Barbe-Bleue retourner en pleine lumière (en pleine conscience) dans leur souterrain, tandis qu’Ariane, après avoir tant cherché à ramener la clarté dans ce monde clos, choisit la liberté en s’avançant vers l’avant-scène, seule partie non éclairée du plateau, jusqu’à ce qu’on ne distingue plus que sa silhouette. Puis le noir se fait, pour toujours.