Entré au répertoire de l’Opéra de Paris en 1963 sous la direction de Pierre Boulez, dans une mise en scène signée Jean-Louis Barrault, l’opéra Wozzeck d’Alban Berg prend la source de son livret dans l’œuvre fragmentaire et inachevée Woyzeck de l’auteur Georg Büchner, mort prématurément à l’âge de 23 ans. Le suisse Christoph Marthaler s’en empare en 2008 en mettant en lumière un réalisme social poignant, actuellement repris pour sept représentations à l’Opéra Bastille.
En 1821, à Leipzig, Johan Christian Woyzeck, un soldat anciennement barbier, assassine en pleine rue sa maîtresse sous le prétexte d’infidélité. A l’issue d’un procès de trois ans et d’une expertise psychiatrique mettant en avant une fragilité mentale, il a été condamné à mort. C’est ce fait divers qui inspire Büchner pour sa pièce puis Alban Berg pour son livret d’opéra.
Christoph Marthaler extrait l’essentiel et l’humanité de la dramaturgie pour proposer un théâtre inspiré et intense, renforcé par une solide distribution avec un plateau vocal qui souligne la puissance de l’œuvre. Dommage que la mort de Marie soit précipitée et presque bâclée, mais c’est l’une des seules fausses notes de la soirée. La scène finale, retour illusoire à l’insouciance avec les enfants qui prennent la place des parents, sous une lumière crue, au son d’une musique dont la tension est à son paroxysme, marque notre esprit embué par un climat anxiogène.
C’est dans un lieu de restauration plein de vie que le metteur en scène choisit d’installer la morosité du drame qui couve. Sous ce chapiteau où les adultes prennent le temps de s’attabler pour s’extraire d’un quotidien mené tambour battant, les enfants ne font que passer. A l’extérieur, une aire de jeux leur est réservée et que nous pouvons les observer par les murs translucides en plastique du chapiteau. Côté cour, une arrivée de toboggan en forme de tête de clown, inquiétante et désertée, accentue la mort qui rode, tapie dans l’ombre, en attendant son heure. Les variations de lumière, tantôt diffuse par la présence des lanternes de papier suspendues au plafond, tantôt blafarde, clinique ou festive, montrent le temps qui passe et rapprochent inexorablement l’issue fatale.
Tout n’est que pertinence même s’il manque une petite touche moins réaliste et concrète, qui aurait pu faire de cette mise en scène, plutôt sage, un écrin royal au grain de folie qui s’apprête à se muer en tempête dévastatrice.
Sur le plateau, Johannes Martin Kränzle est impressionnant dans la peau de Franz Wozzeck, cet homme qui se consume de jalousie et dont la folie meurtrière se met en marche dans l’indifférence générale. Il est sidérant dans ce rôle qu’il habite pleinement. Son jeu dramaturgique est excellent, notamment lorsqu’il est en proie à des visions et hallucinations malsaines. Nous déplorons juste une entrée en matière trop juste, sa voix ne portant pas assez dans la première scène, couverte par un orchestre en pleine expansion musicale. Cependant, cela se résout rapidement pour ne garder que l’expression d’une humanité mise à rude épreuve où l’homme n’est plus que l’ombre de lui-même.
A ses côtés, Gut-Brit Barkmin est une Marie touchante, tout en sensibilité, dont la ligne de chant limpide nous subjugue. Stephan Rügamer est un Capitaine qui s’impose dès son apparition dans sa scène d’exposition. Son attaque, mordante, en fait un pilier vocal inattendu. Quant à Štefan Margita, il est un Tambour Major distrayant, séducteur irrigué par des allures légères de beauf sorti pour l’occasion de son camping estival avec sa démarche lourdingue de vantard-macho mais sans jamais verser dans la caricature. Il nous coupe le souffle lorsqu’il déverse son verre sur le visage de Wozzeck et fait exploser à la force de ses mains le récipient en plastique, alors qu’Eve-Maud Hubeaux nous éblouit en campant une Margret rafraîchissante qui nous évoque la Marie-Madeleine biblique dont il est fait mention dans la scène 1 de l’acte III.
Dans la fosse, le chef d’orchestre Michael Schønwandt insuffle le rythme idéal pour cet opéra court. L’intrigue, à la fois singulière et multiple, simple et complexe, se reflète dans une partition exigeante et soutenue qu’il maîtrise très bien. Les musiciens livrent une version expressive mais qui ne passe jamais en force. Tout est fait pour conserver une part de raffinement venue contrebalancer la folie ambiante. Les spectateurs entendent toutes les nuances de la musique d’Alban Berg, des silences à l’emballement d’une mise en tension inévitable. A l’acte II, un petit groupe se détachera de l’ensemble pour rejoindre la scène, prémices de légèreté avec guitare sèche, accordéon, violons ou encore clarinette mais déjà, le cœur des protagonistes n’est plus à la fête.
Les chœurs de l’Opéra national de Paris et la Maîtrise des Hauts-de-Seine, parfois a cappella, sont émouvants et permettent le brassage d’un grand nombre de figurants. Christoph Marthaler a déclaré vouloir faire du théâtre à l’opéra. Avec Wozzeck, il prouve une fois de plus qu’il parvient parfaitement à marier les arts, à créer des passerelles et à offrir une œuvre puissante avec une expréssion scénique qui lui est propre, sans se défaire d’une restitution réaliste et évocatrice d’une humanité démunie.