Là nous avons ouï chantër
Là nous avons ouï chantër

Là nous avons ouï chantër

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Qui sont ces explorateurs, ces aventuriers à la recherche de notre histoire ? Qui sont les collecteurs ? Prenons un portrait célèbre : Théodore Hersart de La Villemarqué. Monsieur le Marquis, dans un élan tout à fait caractéristique du romantisme – pensons aux frères Grimm un peu avant lui –, est parti courir les campagnes bretonnes à la recherche de l’Histoire. Il en a rapporté des histoires, condensées dans son fameux Barzaz Breiz, chants populaires de la Bretagne. Nous apprenons qu’il était alors d’usage de transmettre de très longues légendes par la chanson, et La Villemarqué d’en annoter les partitions. Cette démarche de collectage, dans nos campagnes où à l’étranger, a nourri les musicologues – bientôt nommés ethnomusicologues – de musiques populaires durant des décennies… jusqu’à ce que l’on puisse, par des techniques modernes, atteindre plus de précision. Nous voici au début du XXe siècle, Béla Bartók et Zoltán Kodály arpentent la Hongrie avec un gramophone. Aujourd’hui, nous trouvons toujours cette démarche chez les historiens et les compositeurs, pour qui il importe de recueillir nos dernières traces de patrimoine oral, pendant qu’il est encore temps. Mais nous trouvons également d’autres amoureux de la chanson, qui certes deviennent historiens de facto, et tentent de rattraper au vol des bribes de ce qu’ont pu être nos campagnes – et nos villes – en des temps immémoriaux : ceux-là se réunissent en bande, à l’heure où pointe la nuit, et partagent en chantant, autour de quelque rafraîchissement, leurs trésors collectés. Parfois même, ils font un spectacle de leurs aventures.

 

« Là nous avons ouï chantër sur le bord de l’herbe, là nous avons ouï chantër sur le bord du pré… ». Un chant à répondre que le public reprend joyeusement, tout heureux de partager avec nos deux comparses une histoire magnifique : celle d’un amant mettant fin à ses jours, après que ceux de son amante ont pris fin. La joie du chant, alors, mêlée à la cruauté des légendes ; la profonde déférence à l’égard d’une triste histoire, nous traversant après avoir traversé les âges. C’est bien simple : lorsque l’on chante, ou lorsque l’on se laisse bercer, on se sent en vie, tout comme la chanson de ces deux amants. Ou aimants ? Ciel, voilà que j’en perds mon latin.

Ce sont bien des histoires de collectage que nous content – en chansons – Marc Clérivet et Mathieu Guitton. Deux illuminés, donc, qui ont passé leur temps libre à enregistrer des anciens dans les villages les plus reculés de la Bretagne… tout cela pour apprendre des chansons. Ils sont à l’image de nombreux autres historiens en herbe, voyageant dans le but de chanter, et de nourrir la base Dastum (répertoire breton du collectage). Mais qu’y a-t-il à raconter, qu’y a-t-il à retenir de ces chansons usées, aux paroles devenues absconses par le jeu de la tradition orale ? Qu’y a-t-il à apprendre de ces anciens qui causent gallo, cet obscur langage qui pourrait passer pour du mauvais français à qui ne ferait pas le pas de se glisser dessus… en chantant ?

Nous découvrons des anecdotes, des bribes de ces fameux collectages. Nous entendons les paroles de nos anciens, dont l’existence recluse nous serait restée inconnue sans l’aide des minidisques, accessoires ultimes des collecteurs de la fin du siècle dernier. « On chantait toujours, pour l’ouvrage, pour la marche… » Me voici honteux de ne parvenir qu’à une bien faible transcription des merveilleuses sentences dévoilées par la bande. Souvenirs d’une époque où l’on chantait par jeu, par plaisir simple, ou pour passer le temps ; une époque, aussi, où l’on « chantait sa misère ». Ciel, depuis quand n’ai-je pas croisé un promeneur chantant… Me voici plongé dans une idylle de simplicité, où la voix exprime la joie, où la voix exprime la peine. Où la voix exprime la vie. Nos voix se sont-elle tues ? Ce souffle, ce souffle des bandes ; ces histoires de collectages sur les routes bretonnes ; ces souvenirs d’anciens, ces anciens souvenirs… Nous n’apprenons pas à chanter. Assurément, nous apprenons à vivre – nous vivons.

 

C’est donc à nous que sont arrivées les chansons, qu’allons-nous en faire ? D’aucuns reproduisent les enregistrements, à l’ornement près – d’autres « collectionnent », étirent leur répertoire à des centaines d’airs ! Mathieu Guitton et Marc Clérivet ont choisi un autre parti : ils transmettent. Les chansons sont passées à travers les âges, elles passent désormais à travers eux, et arrivent jusqu’à nous. Un petit pied de nez aux collectionneurs, lorsque Mathieu cherche à reconnaître le pas de danse de Marc, en le situant par lieu, date, et danseur… pour découvrir qu’il n’a jamais été collecté ! « A force de copier les pas des anciens, on finit par trouver le sien ». Mais c’est exactement ce qu’ils faisaient, ces anciens : la tradition ne se fige pas, elle se révèle différemment au travers de chacun – elle se meut sans cesse. La simplicité de la démarche fait sa force, et est amplifiée par le dispositif scénique : deux tabourets et un halo de lumière, à l’intérieur duquel les artistes jouent et dansent. Le parler gallo de Mathieu est drôle lorsqu’il joue, et d’une incroyable beauté lorsqu’il chante ! Il faut les entendre répéter leurs couplets tantôt en gallo, tantôt en français, pour se rendre compte de la profonde musicalité de la langue. C’est ainsi non seulement une ode au chant, à la tradition, à la vie, à la transmission, mais aussi à la langue ! De scène en scène, dans des langages différents, nous plongeons dans des histoires aux allures de drames, dans des textes repris sur des timbres différents, que nos deux chanteurs prennent plaisir à mélanger, permettant la confrontation de merveilleuses tournures modales ! Nous rions aux sous-entendus des chansons « de conneries ». Les deux voix se répondent, se mêlent dans de magnifiques unissons, pour des richesses de timbres et de monodie trop souvent oubliées. Oui, le spectacle est a cappella.

Allez voir vos anciens. Vivez. Donnez de la voix. Chantez, quoi !


 

Pour en savoir plus, un extrait de leur spectacle Là nous avons ouï chantër

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