Un manchot qui part tout seul vers le Sud, loin de l’océan nourricier et de sa colonie, est-il fou ? Qu’est-ce qui me dit que dans 2000 ans je ne serai pas amoureux d’une enclume ? Les phrases drapent les mots comme la peau unit les os, comme une nappe clouée sur une table, que le vent fait vibrer entre chaque clou. N’est-ce pas là ce qui fait la musique, aussi ?
Une fugue : des voix indépendantes qui forment un ensemble. “Chacune pourchasse l’autre qui prend la fuite devant elle”, nous dit Samuel Achache, acteur et metteur en scène de cette Fugue, créée en Avignon avec le collectif La Vie Brève, à qui l’on devait le premier volet de cette fantaisie dramatico-musicale, l’excellent Crocodile trompeur / Didon & Enée, réflexion hilarante et loufoque sur le théâtre ponctuée de musique de Purcell et d’extraits de l’Enéide. Ici c’est le procédé musical de la fugue, cette forme d’écriture contrapuntique qui exploite le principe de l’imitation, qui sert de colonne vertébrale dramaturgique. Les voix, monologues ou dialogues, fuient les unes devant les autres et quand il ne reste plus rien, la musique prend le relais et organise l’harmonie de cette joyeuse cacophonie de mots et de personnages qui s’ignorent et se frôlent sans se voir. Quand les mots viennent à manquer, un violoncelle, une clarinette, une batterie, un piano préparé, une guitare, une trompette et des voix (une soprano et un contre-ténor), donnent un sens à ce qui semble ne pas en avoir : l’ermite en quête d’absolu, la scientifique allemande qui voit partout son amour mort, le stagiaire maltraité qui dicte son journal à sa bien-aimée du fond de la crevasse où on l’a oublié, le fantôme d’un amoureux qui prend la baignoire pour une piscine olympique. Faut-il fuguer pour arriver à s’entendre entre hommes et femmes, entre vivants et morts, entre maîtres et stagiaires ?
Antarctique, Pôle Sud, Musique, Fugue.

Fugue en Antarctique, fuite non préparée hors du tumulte du monde, qui le reproduit de manière homothétique dans cette terre ultime et désolée. La neige, partout. Le blanc, devant, derrière, à gauche, à droite. Un lac englouti sous la glace à plus de 4000 m de fond, que jamais n’atteindra la foreuse française que seuls les Russes savent manipuler.
A quoi servent les études si on n’apprend pas à chasser le morse ? Le morse est aussi le langage-musique des ondes invisibles. Dans le silence blanc, le bruit du vent, de la génératrice Diesel, des pas dans la neige : quelle différence entre la musique baroque et le bruit d’un ustensile de cuisine que l’on tape contre le mur en rythme ? Tout, bien sûr, les oppose. Pourtant, après le bruit, un chant se lève, les voix se placent, entrent en imitation et du bruit monte l’harmonie, le tempérament. Les musiques choisies par les acteurs-musiciens, sous la houlette arrangeuse de Florent Hubert, datent de la fin du Moyen-Age jusqu’à la fin de la période baroque, à cette période féconde où, abandonnant le tempérament de Pythagore et la musique mathématique avec son cycle de quintes parfaites impossible à clore, la musique a pu, grâce à l’infime fausse-note répartie sur la gamme, échapper au carcan de l’accord parfait à la Nature et à la mécanique céleste. C’est le début de la polyphonie, du tempérament égal, que nous connaissons toujours, où seules les octaves sont justes mais au moins elles le sont. Un désaccord subliminal féconde la stérile harmonie des sphères et c’est cette métaphore que file Samuel Achache en donnant aux impasses humaines – celle de l’amour, du travail, de la mort – cette possibilité de rédemption par la fugue, par le changement de référentiel, de tempérament. Ces impasses, qui étaient insolubles sur les terres fertiles, sont mises à plat sur le continent stérile, montrées en gros plan et traduites en bruits qui repris en fugue deviennent musique. C’est à travers cette musique que les personnages pourront trouver un accord et leurs mots un sens.
L’œuvre est circulaire, les rapports humains étant voués à se re-désaccorder dès le premier accord mais la fuite est là, toujours possible, dans une terre inconnue au-delà des mers, dans un lac sous la glace ou par le trou de la baignoire, et de cette fugue émergera l’accord. La recette semble miraculeuse – on se prend à rêver de suggérer au Moyen-Orient une petite escapade en Antarctique avec six instruments de musique et quelques voix bien placées…
Assurément, cette fantaisie utopique n’aurait pas ce pouvoir de convaincre si elle n’était habitée par un texte riche – les mots semblent sortis d’une forêt vierge –, soutenue par une scénographie déjantée – la scène de natation dans la baignoire est un grand moment de théâtre –, avec un travail musical d’une extrême précision – musicologique, technique (dans des positions pas toujours académiques) et acoustique –, le tout porté par un collectif d’acteurs-musiciens époustouflants.
Il faisait bien froid boulevard de la Chapelle en cette mi-janvier, aux premiers jours d’un hiver qui ne s’était pas encore montré. L’Antarctique, on y était déjà presque. Mais il devait faire si chaud quand cette Fugue a installé sur les planches du Cloître des Célestins et sous la canicule d’Avignon son atmosphère givrée : une vraie invitation à fuguer.

Fugue
Du 5 au 24 janvier 2016
Théâtre des Bouffes du Nord
La Vie Brève
Mise en scène : Samuel Achache
Direction musicale : Florent Hubert