Sous le titre « Micro Music », la 67e Biennale de Venise, dirigée par Lucia Ronchetti, propose un panorama condensé de la création sonore digitale. En attribuant le Lion d’or à Brian Eno, le festival souligne l’ouverture d’un champ qui enjambe les clivages usuels entre tradition savante et musique populaire. Le concert que l’artiste britannique donne avec le Baltic Sea Philharmonic dans les murs de la Fenice en témoigne.

Après une première année consacrée à l’écriture vocale a cappella et une deuxième autour des formes de théâtre musical expérimental, la troisième édition de la Biennale de la musique de Venise dirigée par Lucia Ronchetti se concentre sur la création sonore digitale pour interroger les nouvelles pratiques d’écoute à une époque où la musique est désormais partout et où les moyens de production électroacoustique sont bien plus accessibles, en particulier dans les pays en voie de développement, que les instruments traditionnels. Si en attribuant le Lion d’argent à Miller S. Puckette, la Biennale 2023 récompense un pionner de l’informatique musicale qui a façonné toute une avant-garde, dont l’Ircam fut l’un des épicentres, le Lion d’or décerné à Brian Eno met en avant une personnalité au carrefour des pratiques et des genres. Se décrivant comme un « non-musicien », à la fois arrangeur et producteur, il a collaboré avec David Bowie et le groupe de rock Roxy Music, mais aussi expérimenté des formes nouvelles d’écriture. Formé aux beaux-arts, Brian Eno est le concepteur de l’ambient music, une esthétique minimaliste qui peut autant servir de toile de fond qu’être écoutée pour elle-même. Son œuvre abondante et protéiforme s’exprime aussi dans des installations et ses explorations heuristiques portent l’empreinte d’une pensée engagée.

Sa nouvelle tournée, avec le Baltic Sea Philharmonic, Ships, pour solistes et orchestre amplifié, qui débute à Venise et enrichit, avec des compositions plus anciennes, un album sorti en 2016, offre une traversée de paysages sonores dans lesquels il invite le public à se laisser immerger. Émergeant d’un nappage à la façon d’une brume électroacoustique, l’orchestre déploie des boucles harmoniques lentes, quasi hypnotiques, rehaussées, au gré des morceaux, par les accents légèrement rocailleux de Brian Eno, ou ceux de Peter Serafinowicz. La performance de la vocaliste Melanie Pappenheim, les guitares de Leo Abrahams et les claviers de Peter Chilvers se détachent de ce flux musical qui enveloppe le spectateur du Teatro La Fenice, sans rompre la continuité de la sonorité collective. A rebours des traditions, la partie orchestrale, privilégie un aplat homogène évolutif qui fond les timbres en un sorte d’instrument unique élargi et amplifié. Dans l’esprit de la formation nordique, Krystian Järvi dirige au milieu de ses musiciens, qui jouent debout et de mémoire, et fait partager, dans une égalité qui contraste avec le surplomb habituel du chef, l’énergie apaisante de la musique de Brian Eno, dans des éclairages tamisés contribuant à renforcer la sensation de suspension du temps. Après la primeur à La Fenice – qui a déjà vu bousculés les usages académiques d’un théâtre lyrique, comme dans la production d’Intolleranza 1960 pour les vingt ans de la mort de Nono ou plus encore celle de Lou Salome de Sinopoli dix ans après la mort du compositeur et chef d’orchestre italien où le parterre avait réaménagé pour y accueillir le plateau scénique au milieu des spectateurs –, le concert fera étape entre autres à La Seine Musicale à Boulogne ce jeudi 26 octobre.

Dans l’une des salles d’armes de l’Arsenale, où est logée une partie des pavillons de la Biennale d’architecture et où le Teatro alle Tese accueilli certains rendez-vous de la Biennale de musique, Gary Hustwit et Brendan Dawes ont réalisé une installation visuelle générative à partir des archives de Brian Eno. Les 168 heures de Nothing can ever be the same se déploient de manière aléatoire à partir d’un logiciel conçu par les vidéastes anglo-saxons. Avec ses réplications d’effigies à la manière de planche à billets, ses effets de négatifs argentiques et ses écrans d’attente de l’époque de la télévision analogue, le dispositif réinvente l’hétérogénéité immersive de l’oeuvre de Brian Eno.
Gilles Charlassier