Paul Cézanne : "Jas de Buffan"
Paul Cézanne : "Jas de Buffan"

Debussy et Ravel au miroir de leurs contemporains

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La salle du Tambour est pleine. A 20h05, les lumières s’éteignent, subsiste un halo projeté sur le piano à queue. François Pinel s’installe, et les Jeux d’eau de Ravel coulent de ses doigts. La formule est très simple, les premières notes suffisent à agripper l’attention d’un public attentif, composé en majorité d’universitaires et d’habitués du répertoire. Toute la famille Pinel est venue, François est chez lui, et le public lui est déjà acquis ; il n’a pas à surjouer pour attirer l’attention – fort heureusement, par ailleurs, car la musique impressionniste ne l’aurait pas supporté. C’est ainsi, que, dans un silence tenant plus de l’impatience nerveuse que du recueillement religieux, que le pianiste a pu prendre possession de la salle. Il s’agissait d’être présent pour les premières notes, afin d’apprécier la rupture du silence par les remous des cordes : la musique de Ravel, paradoxalement si fluide et liquide sous les doigts du maestro, a eu l’effet d’un coup de feu tiré pour le départ d’un cent mètres, elle a donné le ton d’une première partie de concert orientée sur l’impressionnisme musical du début XXe.

Impressionnisme, oui, au travers des pièces de Debussy et Ravel, pour un programme centré sur la modernité. L’intelligence du musicien n’a pas résidé dans sa seule virtuosité ; il a su monter un programme faisant résonner les particularités de chaque pièce présentée. En effet, la seconde partie a confronté aux compositeurs français le « miroir de leurs contemporains ». L’idée était de présenter un panel de possibilités de fuite de la tonalité, de montrer comment les musiciens de la Belle Epoque ont composé vers une nouvelle conception de la musique. Le résultat, en plus de donner la possibilité d’exprimer un répertoire varié, est la mise en relief des éléments signifiants de style chez les compositeurs de la période : Berg, Schönberg, Rachmaninov et Scriabine. Ainsi, si l’on veut bien considérer la représentation de toutes ces pièces comme une œuvre globale, et non comme un simple tuilage de morceaux éclectiques, on est amenés à constater que l’efficacité du concert réside autant dans l’interprétation brillante de François Pinel que dans l’enchaînement astucieux des différentes musiques présentées.

Aussi a-t-il été possible d’apprécier les différents modèles de modernité, chez des compositeurs redoublant d’invention pour se séparer du carcan culturel dans lequel la musique tonale a maintenu les périodes classique et romantique : deux cents ans à enchaîner des toniques (accord de stabilité de la tonalité) et des dominantes (accord de déséquilibre, sensible) ! Sans cette tension de la musique tonale, appelée à se résoudre, et donnant un certain sens temporel à la musique, les compositeurs du début XXe ont dû littéralement inventer de nouvelles façons de faire. C’est ainsi que Debussy joue sur les couleurs des accords, en les écoutant pour la beauté harmonique pure qu’ils dégagent, sans leur attribuer la fonction tonale qui leur donnait une certaine obligation de mouvement. Les harmonies ne se déplacent plus : elles restent suspendues en l’air, à la manière de taches sur une toile. Tout comme des tableaux, les musiques de Debussy et de Ravel sont dotées d’un caractère intemporel : leur musique ne fonctionne pas par rapports de causes et de conséquences, elle peint des impressions. Que l’on ne s’étonne pas, alors, de voir ces musiciens comparés à Renoir, Cézanne, ou Monet : ils sont de véritables impressionnistes !

Il serait injuste de considérer que le pouvoir de ces peintures sonores n’a su tenir que dans sa confrontation à d’autres écoles. Si les tableaux sont restés accrochés tout au long du concert, c’est parce que les doigts du pianiste ont su les fixer avec brio : suffisamment fort pour qu’ils tiennent, et avec assez de délicatesse pour ne pas lézarder les murs. François Pinel a compris l’enjeu des couleurs harmoniques et des évocations des Estampes de Debussy. Il a su étaler les fonds de leurs paysages sonores, afin de mieux mettre en valeur les mélodies qui en ressortaient. Les deux, arrière et avant-plan, sont indispensables : c’est parce que nous sommes enveloppés dans l’atmosphère des Pagodes, que la mélodie tintant, à la manière d’un carillon, dans les aigus de l’instrument, nous déchire si subtilement, profitant de notre torpeur pour mieux nous pénétrer. Pinel a su poser la profondeur envoûtante des ambiances sonores impressionnistes, et en sortir des motifs d’une grande clarté, avec une précision d’exécution permettant de toucher exactement là ou il faut. C’est donc non seulement par comparaison que l’on comprend les œuvres de Debussy, mais aussi par le travail de l’interprète qui a su en retirer la quintessence. On a ainsi pu profiter de la sonatine de Ravel, et en saisir l’enjeu : un langage moderne, hors du temps, mais conservant ce qui a été mis en valeur par la tradition des classiques, puis sublimé par le romantisme. La mélodie.

C’est donc après un voyage impressionniste et un court entracte, que François Pinel nous offre un formidable contraste, qui oblige une salle tout juste rafraîchie à radicalement changer sa façon d’écouter. La Sonate op. 1 de Berg et les Six petites pièces op.19 de Schönberg. Ici, pas de fond englobant, pas de grande mélodie : on sait retirer la substance d’un minuscule motif, les deux notes formant une tierce mineure, de la première petite pièce du maître Viennois. Deux choses comptent désormais : la musique, et le silence. Y a-t-il pire ou meilleur compliment pour un musicien, que d’avancer qu’il a su jouer le silence à merveille ? Aussi apprécie-t-on l’école de Vienne en confrontant la richesse des accords dodécaphoniques, en s’imprégnant de la multitude des dissonances, qui finissent par ne plus être des dissonances, mais deviennent le son, la variété d’interactions des ondes, opposées à la plénitude du silence. Pas besoin, ici, de s’épancher en grands mouvements lyriques, les motifs et les assemblages de notes se suffisent à eux-mêmes, et pour cause : nous ne sommes pas là face aux sentiments exacerbés du pianiste virtuose, mais face à un art possédant en lui-même la sève de son accomplissement. Pinel a su rester en retrait, sobre, réservé, et s’effacer avec brio derrière la musique, en devenant l’humble passeur.

Je dois avouer, arrivé à ce stade, que ma plus grande peur était de voir mêlé à ce modernisme le conservatisme de Rachmaninov. Le virtuose russe fait en effet partie des postromantiques, et, au sein d’un monde en pleine crise, a persisté à composer à la manière de ses modèles et maîtres. Assurément, et sous la confession de François Pinel, les deux préludes de Rachmaninov ont été ajoutés au programme afin de séduire un public peut-être pas toujours enclin à retourner sa culture pour apprécier Berg et Schönberg (le programme étant tiré d’une commande pour une tournée en Chine, il semblerait que l’ajout des pièces ait été fait « pour les Chinois », c’est-à-dire de très grandes salles aux publics très éclectiques, relativement éloignés des sages et timides universitaires du Tambour). Je fus ainsi agréablement surpris de constater que, dans le même esprit de regards croisés, en confrontation avec les œuvres impressionnistes et dodécaphoniques présentées jusqu’alors, François Pinel avait su tirer de cette musique romantique sa formidable particularité, et nous montrer pourquoi la tonalité avait pu conserver si longtemps une hégémonie sur le monde occidental : Rachmaninov, c’est la virtuosité, le spectacle de la technique associé à l’engagement émotionnel de l’interprète. Par la maîtrise du pianiste, et la comparaison aux autres styles, on a pu saisir à nouveau les particularités du romantisme.

Finir sur Scriabine fut un excellent clou du spectacle, le compositeur mêlant avec brio couleurs, dodécaphonisme, et engagement sentimental. Les poèmes présentés ce soir ont en quelque sorte servi de résumé à l’ensemble du concert, et l’on a pu apprécier la danse de François Pinel, en grande communion avec son piano, pris de soubresauts, et suivant ses mains avec la totalité de son corps pour accéder aux extrêmes du piano. Pour cause, il apparaît que les poèmes de Scriabine disposent d’un pouvoir d’animation des passions, assez proche, en termes de sensibilité, des envolées lyriques du romantisme, tout en avançant un langage d’une très grande modernité. Pinel a ici su associer la sobriété de son jeu dodécaphonique, sa précision d’exécution des œuvres impressionnistes, discernant si justement la peinture d’un paysage sonore d’avec le tintement des mélodies en ressortant, et son engagement romantique.

Le concert du 6 octobre, au Tambour, tout en instruisant sur les différents échappatoires modernes à la toute-puissante tonalité, a rendu compte de l’importance d’organiser intelligemment le truchement des œuvres entre elles. Il a permis de souligner la variété de la palette de jeux dont doit disposer un musicien virtuose s’il veut être à même de rendre compte de la richesse inépuisable de la musique – palette que François Pinel exploite brillamment, et, par la qualité du choix de ses œuvres, intelligemment. Le concert du 6 octobre a su montrer l’importance toujours cruciale de l’interprétation, dans un paysage musical encore si moderne, et pourtant vieux désormais de plus de cent ans : en étant toujours confrontée à d’excellents musiciens, la musique saura éternellement se renouveler, et transmettre à l’auditeur attentif le mystère de son sens ineffable.


Concert à la salle du Tambour (Rennes), 6 octobre 2015 à 20h

François Pinel, piano

1901-1914, naissance de la modernité.

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