Jouer Scriabine : le sens est double. Guillaume Fournier, tout en exécutant les pièces pour piano du compositeur russe, a recontextualisé les morceaux en interprétant théâtralement le musicien. Le pari a attiré une grande foule en la salle du Tambour, devenue comble pour apprécier le Seul en scène. Fournier, s’appuyant sur une projection, et citant les sentences de Scriabine, retrace la vie et l’évolution du style du compositeur. Ce croisement des supports artistiques amène à considérer les oeuvres centenaires d’un œil nouveau.
Le ton est donné sur la découverte d’un virtuose romantique, exalté, dans la fougue de sa jeunesse, par la gloire, l’art, et l’amour ! Tout en apprenant les déboires amoureux du jeune Scriabine, nous découvrons la Mazurka op.3 n°2, toute empreinte d’un lyrisme en lignée directe des nocturnes de Chopin, aux sentiments enfouis sous un thème teinté de nationalisme : il me semble avoir déjà été amené à entendre ce chant dans les voix des chœurs de l’Armée rouge. Guillaume Fournier nous explique entre deux morceaux les premières influences du musicien : les passions romantiques allient plusieurs idées fortes directement liées aux progrès sociaux du XIXe. Nous avons déjà évoqué l’attachement à une nation, mais ici, plus particulièrement, il est question d’un changement de statut de l’artiste ; à l’image d’un Paganini, le musicien virtuose est idôlatré, il est le génie qui guide l’humanité vers une destinée nouvelle. Ce Moi exacerbé, c’est surtout l’Homme mis sur le devant de la scène, accédant au statut de divinité — nouvelle aspiration de l’artiste, soulignée par Nietzsche : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? […] Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? ». C’est cette ambition démesurée qui est brisée lorsque Scriabine est atteint de paralysie à la main droite. La déclamation des frustrations du musicien précède le Prélude pour la main gauche, ce qui sublime l’exécution de cette pièce, qui impressionne tant dans la technique que dans l’intimité qu’elle nous fait ressentir avec les déboires émotionnels du compositeur.
A ces premiers morceaux, subtilement imprégnés d’idéaux romantiques, Guillaume Fournier oppose la maturité du musicien : le Poème op.32 n°1 nous ouvre à la nouvelle phase de composition de Scriabine. Ce sont les tournées en Europe, Scriabine découvre la théosophie, et ses aspirations artistiques deviennent celles d’un mystique. Il se dirige vers un art total, et Fournier nous plonge dans la magnifique Sonate op.53, enfin une œuvre à la longueur assez conséquente pour nous permettre de réellement pénétrer la musique. Nous pouvons nous concentrer sur les talents d’interprète de Guillaume Fournier, qui est définitivement bien plus musicien qu’homme de théâtre. D’aucuns ont pu reprocher au pianiste quelques « pains » (il semblerait qu’un bon critique doive se concentrer sur les erreurs d’un musicien afin de bien rendre compte d’un récital, aussi, si vous voulez briller à la sortie d’une salle de concert, commencez par relever minutieusement chaque dérapage de doigt – en plus de passer un moment fatiguant à vous concentrer sur la nuance de la moindre petite note, vous aurez tout à fait l’illusion d’avoir assisté à un mauvais moment de musique), je dénote surtout que la musique peut toujours, et doit, certainement, être exécutée par des musiciens qui, s’ils ne sont pas bardés de premiers prix de concours, savent, par leur engagement, transmettre leur musique à tous. Guillaume Fournier nous a fait le bonheur d’une interprétation de spécialiste de Scriabine, et la qualité immense de son travail réside également dans la présentation originale du compositeur : mêler la musique de Scriabine à un support visuel et à une déclamation de poésie lyrique, c’est recibler cette œuvre vers la volonté suprême d’art total qui englobe son style nouveau. En effet, quoi de mieux pour appréhender une musique aux aspirations synesthésiques, que de la confronter à des couleurs, des images et du théâtre ?
Cette volonté de Scriabine est celle d’une compréhension de la vérité, et sa révélation par l’art à l’humanité entière. Fournier, qui, à force de citer le compositeur, est entré en transe sur son piano, nous dévoile l’ambition d’un art total tout en interprétant le Poème op.72 : Vers la flamme. Scriabine entame la composition du Mystère, destiné à être joué sept jours et sept nuits, transcendé par des danses grandioses, des jeux de lumière phénoménaux, le tout dans un palais spécialement construit à cet occasion : un rituel artistique mystique et sacré, voué à faire accéder l’Homme à des sphères supérieures. Tandis que le grand écran nous dévoile progressivement le Prométhée de Jean Delville, tableau ayant inspiré Scriabine, le concert s’achève. Nous avons, par la confrontation de la musique, d’images, de jeu et de poésie, pénétré intimement dans le style et les aspirations de Scriabine ; nous avons compris son histoire, et comment l’art est devenue sa religion, et le moyen ultime d’accéder à la vérité. Le Mystère est resté inachevé, irrésolu, mais nous pouvons désormais suivre ses traces, poursuivre la piste d’un art total.
Scriabine, poète du feu et de l’extase (théâtre musical)
Guillaume Fournier, seul en scène (piano et récit) – Jacques Gouin, mise en scène.
Espace musical du Tambour (Rennes), jeudi 22 octobre 2015, 20h.