Difficile d’imaginer la place d’un oratorio dans le paysage culturel d’aujourd’hui. Et s’il devait y en avoir un, je n’aurais jamais parié sur Pixar pour le produire. Et eux non plus, d’ailleurs. Sorti en juin dernier, Vice Versa raconte l’histoire presque banale d’une fille qui grandit, déménage à San Francisco, succombe à la morosité ambiante et familiale, entreprend de fuguer pour finalement y renoncer. Une non-histoire, en quelque sorte, un épitomé de vie typique qui permet au scénario de développer le réel intérêt du film, à savoir les tourments de l’adolescence vu de l’intérieur. Riley, la jeune fille, comme nous tous, voit ses actions guidées par l’interaction entre les différentes émotions qui habitent son cerveau : la Joie, la Tristesse, la Peur, la Colère et le Dégoût. L’incarnation des émotions, tout comme la mise en personnage de notions abstraites telles que le Temps, la Beauté ou la Musique, voilà bien un sujet qui n’avait pas été abordé depuis longtemps.
Bien que le terme d’oratorio n’évoque pour beaucoup qu’une forme propre à l’époque baroque, la notion n’a pas déserté les plumes des compositeurs de notre temps. Originellement pensé comme un opéra religieux sans mise en scène pour orchestre, chœur et solistes, l’oratorio décloisonne les genres et englobe bien plus qu’un message religieux ou un commentaire des Textes. Au fil du temps, l’oratorio s’enrichit : il passe d’une filiation avec l’office à un drame complexe, du latin au vernaculaire, et du religieux au sociétal, par processus non d’exclusion mais d’enrichissement. Ainsi, l’oratorio finit par désigner une réflexion dramatique à but quasi pédagogique, comme un commentaire philosophico-musical sur la vie et ses épreuves : on passe de l’oratoire de la prière à l’oratoire du discours. Nous arrivons à l’oratorio environnemental Gaian Variations de Nathan Currier, en 2004.
Il n’est donc pas absurde de chercher dans les modes d’expressions artistiques pédagogiques d’aujourd’hui (respectivement le cinéma / d’animation / pour enfants, par exemple) une forme « oratoire ». Et si nous regardons plus loin, nous pouvons trouver une filiation inconsciente (et donc passionnante) entre les procédés oratoires de l’époque des oratorios (XVIIe et XVIIIe siècles) et ceux utilisés aujourd’hui. Dans Vice Versa, Pixar décide de faire comprendre aux enfants le mécanisme complexe de l’évolution dans la vie par l’allégorie : ces notions abstraites de Joie ou de Tristesse deviennent un personnage enjoué, jaune et envahissant, et un personnage atrocement lymphatique et bleu. Les scénaristes de Vice Versa reprennent Platon et Monteverdi : de la colère, la modération et l’humilité, nous passons à la joie, la peur, le dégoût, la tristesse et la colère.
Qu’en est-il de l’histoire ? Riley laisse progressivement Joie donner de l’importance à Tristesse et à Peur au fur et à mesure du temps qui passe. L’harmonie entre ses passions la fait mûrir. Seule la prise en compte de l’existence de Tristesse permet à Riley de supporter les événements qu’elle ne contrôle pas. Cet oratorio de Pixar devrait plutôt s’appeler Il Trionfo della Malinconia e della Paura. Il faut voir si un tel titre peut faire vendre…
Remontons le temps : Haendel, Rome, 1707. Il Trionfo del Tempo e del Disinganno. Haendel met en musique le texte du cardinal Benedetto Pamphili ; ce Trionfo s’inscrit dans un héritage beaucoup plus ancien, et va chercher le sens de trionfo tel que Pétrarque l’utilise pour ses sonnets : celui de la parade militaire romaine. Le temps a transformé les généraux conquérants en personnages allégoriques et carnavalesques. Et que voyons-nous dans cet oratorio ? La Beauté se contemple, se plaît, et laisse le Plaisir lui conter de jolies paroles. Le Temps et le Disinganno (« conseil », voire « non-duperie éclairée »), en parents bienveillants mais réalistes, tentent de ramener la Beauté à considérer avec circonspection les mots pleins de rêveries impossibles du Plaisir. La Beauté finit alors par renoncer au Plaisir qui prend alors les traits d’un enfant colérique. Mieux : la Beauté cesse d’être une enfant pour devenir adulte.
Ces deux oratorios se regardent par-dessus les trois cents ans qui les séparent et partagent pourtant cette même réflexion philosophique sur la tempérance et l’harmonie entre les passions comme chemin vers la maturité. Les moyens employés ne sont même pas si dissemblables. Chez Pixar, chaque passion est incarnée par un personnage aux traits exagérés et aux couleurs simples. Chez Haendel, c’est toute la musique qui se met au service du drame de l’expression de ces passions : l’absence de mise en scène investit la musique de toute la théâtralité et de toute l’expression à sa disposition pour compenser l’aspect visuel. La trajectoire de cet oratorio devient alors géniale : elle est celle de la translation de la musique d’une passion à l’autre. La musique italienne, extraordinairement volubile, virtuose et lulliste, toute de mélodies ornementées du Plaisir et de la Beauté se flétrit, se charge d’incertitude. La musique austère et presque ramiste du Disinganno et du Temps est plus rationnelle, plus simple mais plus savante : les harmonies sont plus complexes et la séduction touche plus l’intellect que la naïveté. Mais plus le temps avance, plus la réflexion se déroule, plus cette musique gagne en intensité, en confiance, et en séduction presque charnelle.
Cette musique, chargée de théâtralité, l’ensemble Pulcinella, que sa directrice musicale Ophélie Gaillard surveillait depuis son îlot de continuo (deux violoncelles, un théorbe, un clavecin et un basson), lui a rendu hommage très simplement. Pas de mise en scène, évidemment, mais une disposition rendant visible l’antagonisme entre Plaisir/Beauté d’un côté, Temps/Désillusion de l’autre. La lente course, l’imperceptible migration de caractères des passions nous a été évoquée par des déplacements d’un bout à l’autre de la scène, sans rien ajouter de redondant. C’est peut-être d’ailleurs ne pas assez faire confiance dans cette théâtralité que de forcer le jeu d’acteur, piège dans lequel Lucile Richardot n’est pas tombée : sa présence musicale projetait sur la scène une lumière lunaire, dans un calme nocturne servi par une voix aussi noble qu’un morceau de chêne.
Il s’agit d’une musique complexe, qui se situe à la croisée de chemins musicaux culturellement très différents : ce premier oratorio, orchestré de façon très précise (quelques violons, des altos, des hautbois, des flûtes, un violoncelle et une basse continue), traite les cordes avec la virtuosité de Corelli, préfigure les concertos grossos de Haendel (et la mise en valeur de plusieurs groupes d’instruments au sein de l’ensemble), n’hésite pas à échafauder des contrepoints complexes, tout en réservant aux voix un traitement expert. Cette œuvre, complète et contrastée, demande un degré d’accompagnement, de clarté dans la mise en valeur des différents styles ; Ophélie Gaillard, comme instrumentiste, nous a donné l’impression d’avoir opté pour une certaine distanciation, en donnant plutôt à son violoncelle un rôle concertant. Là où nous attendions une superposition de motifs de basse continue, nous avons bénéficié d’une ligne mélodique, offrant un contrepoint de taille aux solistes chanteurs et instrumentistes. Comme directrice musicale, Ophélie Gaillard a su faire vivre cette partition aux trajectoires croisées, aux instants psychologiquement complexes, avec assurance et intelligence.
Chaque époque a ses oratorios.
Chaque époque utilise ses moyens pour amener le public à réfléchir sur lui-même. Haendel, et le cardinal Benedetto Pamphili, ont su mettre en scène — oui, mettre en scène — un débat qui nous a été confirmé par Pixar comme éternel. La beauté, la joie, oui, mais lucide, tempérée. La musique italienne étincelante, oui, mais mise en valeur par la sobriété des autres goûts européens. Et l’archet. Toujours plus léger.