Titulaire de l’orgue de l’église de la Trinité à Paris, professeur d’analyse au CNSMDP, compositeur, Thomas Lacôte dirige le dossier que Classicagenda consacre à l’orgue de concert. En voici, en avant-première, son éditorial.
Le 28 octobre dernier, la Philharmonie de Paris accueillait un événement musical hors-norme : pour la première fois depuis des décennies, un orgue « symphonique », gigantesque instrument de salle de concert destiné à s’associer à l’orchestre, était inauguré en France. Dissimulé en fond de scène derrière des volets, invisible aux yeux du public, l’orgue de la Philharmonie est l’instrument du mystère : l’organiste, seul en scène, commande une gigantesque machine sonore située à plusieurs mètres de lui.
Si notre pays peut s’enorgueillir d’abriter certains des instruments les plus prestigieux au monde, nos salles de concerts restaient quant à elles désespérément vides. Seul faisait exception l’Auditorium de Lyon, ayant hérité du célèbre instrument de l’ancien Palais du Trocadéro. Exception singulière d’ailleurs, puisqu’à l’étranger, il est inconcevable de construire une grande salle de concerts sans l’équiper d’un orgue. Cette situation a contribué à éloigner les mélomanes de l’instrument-roi : pour l’amateur de concertos de Mozart ou de symphonies de Mahler, aller écouter un concert d’orgue dans une cathédrale ou une église ne va pas forcément de soi. Avec l’entrée d’un instrument flambant neuf dans la salle la plus en vue du moment, l’occasion est historique de faire découvrir un instrument fascinant à toute une génération. Un second orgue, pour l’auditorium de Radio France, est lui aussi en bonne voie. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles prépare le sien lui aussi. Conjonction favorable qui va mettre l’orgue sur le devant de la scène.
L’orgue a tous les atouts pour prendre une place éminente dans une salle de concerts : chaque orgue est unique, il symbolise le lieu dans lequel il se trouve, l’habite, occupe l’espace sonore comme aucun autre instrument. L’orgue est un exploit technologique à lui tout seul : né dans la Grèce antique, il n’a pas arrêté d’évoluer au cours de l’histoire et intègre aujourd’hui de nombreuses innovations numériques qui viennent démultiplier ses possibilités. Son répertoire est immense, de la Renaissance et aujourd’hui, sans compter l’improvisation, tradition cultivée par les organistes au plus haut niveau. Frescobaldi, Couperin, Buxtehude, Bach, Mozart, Mendelssohn, Liszt, Franck, Brahms, Schönberg, Duruflé, Messiaen, Ligeti : autant de noms bien connus des habitués des salles de concert, dont ils pourront bientôt découvrir de nouveaux chefs d’œuvre dans le cadre fascinant de la Philharmonie. Il faut y ajouter les nombreuses œuvres d’orchestre avec orgue : Poulenc, Mahler, Bartók, Janacek, Strauss, Respighi, Copland, Hindemith, Barber… et bien sûr la troisième symphonie de Camille Saint-Saëns. Pensons aussi aux perspectives formidables que l’orgue ouvre pour la création. La palette acoustique de l’instrument est immense : s’il serait réducteur de ramener l’orgue à un ersatz d’orchestre ou à un synthétiseur avant l’heure, il offre un potentiel encore trop peu exploité. Si la tradition des « organistes-compositeurs » reste vivante, l’orgue attire également bien d’autres créateurs d’aujourd’hui, capables de dépayser l’orgue, parfois radicalement, et c’est tant mieux ! Si, pour beaucoup d’entre eux, écrire pour l’orgue reste une exception, un pas de côté dans leur catalogue, le répertoire poursuit son expansion, et de nouvelles œuvres pour orgue et orchestre devraient voir le jour d’ici peu, souhaitons-le.
L’instrument de la Philharmonie, construit dans les ateliers du facteur d’orgues autrichien Rieger, est encore en phase de croissance. S’il a pu pousser ses premières notes, le travail n’est pas terminé : la dernière phase, dite « d’harmonisation », est encore en cours. Il s’agit d’adapter chacun des 7000 tuyaux à l’acoustique du lieu, d’équilibrer l’ensemble, d’affiner la personnalité sonore de l’instrument : tâche titanesque menée, de nuit, par l’harmoniste français Michel Garnier. L’orgue est donc retourné au sommeil jusqu’en février, où il sera enfin entendu en récital. L’orgue de Radio France devrait être révélé peu après… Le printemps musical parisien sera celui de l’orgue !