© Richard Schroeder
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Drame et intensité de Katia Kabanova en opéra de chambre

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C’est une histoire triste. Non pas triste parce qu’elle se termine mal, comme beaucoup d’opéras, mais triste parce que dès les premières notes, tout est voué à la tristesse. On s’introduit dans la vie de la famille Kabanov au milieu d’une journée comme les autres, on en ressort au milieu d’une autre journée comme les autres — entre temps, une femme est morte, morte d’avoir voulu faire de ses journées des journées pas comme les autres, pas comme celles des autres. Et pour y réussir, elle s’est jetée dans la Volga.

Voilà sa libération : car le beau Boris n’est qu’un prétexte — on sait à peine comme elle le connaît. Elle se croit amoureuse en le voyant, comme elle se croit libre en l’aimant, et comme elle se croit pardonnée en avouant. Mais pourtant le constat est sans appel : il n’y a pas de salut pour elle. La vie chez les Kabanov, chez son époux soumis à sa belle-mère enragée, n’a pas de porte de sortie secrète. Celle que lui montre sa malicieuse belle-sœur, et qui lui permet de s’échapper avec son amant chaque nuit, ne fait que la rapprocher de son destin dans lequel elle finit par se précipiter. Katia est une femme perdue, dont les rêves sont aussi faux que les visions divines dont elle est témoin à l’église : des anges volètent dans les rayons du soleil… mais ne sont que des grains de poussière.

Mais ne le sait-elle pas ? Katia n’est pas une Emma Bovary tchèque. Pas un moment elle ne croit trouver le bonheur : son premier rendez-vous avec Boris est empreint de la terreur du péché ; et on ne la revoit que délirant, trois jours plus tard, dans la nuit orageuse, se jetant aux pieds de son mari pour tout avouer. Son rêve n’est pas de ce monde : elle aimerait voler comme un oiseau, dit-elle dans ses premiers mots, et quand elle se jette, enfin joyeuse et confiante, dans le fleuve, c’est en espérant que les oiseaux chanteront au-dessus de sa tombe. Dès le début, Katia attend la mort, et sait qu’elle devra la provoquer — non pour échapper à son destin terrible, mais pour l’accomplir, simplement. Elle ne se l’avoue pas, bien sûr, car sa naïveté de jeune fille, parfois de petite fille, l’en empêche. Alors elle rêve, le sourire aux lèvres, s’avançant vers la mort.

André Engel n’a pas voulu faire de ce drame un grand opéra, mais une scène de famille. Aux Bouffes du Nord, où il n’y a pas de séparation entre le public et la scène, on entre dans le salon des Kabanov. On y voit évoluer ces personnages simples, incapables de maîtriser leur destin, rongés par leur entourage, par la société, par la religion. On les voit se détruire les uns les autres, sans broncher, jusqu’à ce que l’une d’entre eux trouve enfin la libération ultime. Le langage mélodique de Janáček, plus humain que lyrique, trouve parfaitement sa place dans une atmosphère de pièce de théâtre — il est magnifié par la lumineuse idée de remplacer l’orchestre par un piano. Certes, il faut accepter pour cela de perdre les couleurs extraordinaires de l’orchestration, mais l’accompagnement simple et doux du piano éclaire la dramaturgie et libère le chant : les personnages dialoguent sans carcan de puissance sonore, de balance et de rythme. Intimité entre les personnages, intimité dans la musique, intimité avec le public : tout semble proche, et pourtant chacun est prisonnier de sa condition.

Dans leurs gestes, dans leurs expressions, dans leurs voix, on sent chez la Katia de Kelly Hodson et le Boris de Paul Gaugler ce masque imposé : Katia, perdue, rêve sans rêver, se soumet sans se soumettre, court à sa perte ; quant à Boris, il se croit amoureux mais ne sait pas vraiment — oui, dit-il finalement, c’est dur de la quitter… mais il la quitte malgré tout. Des voix qui savent se faire lyriques mais qui toujours hésitent à exprimer réellement leurs sentiments : mais en ont-ils seulement ? Kelly Hodson sait parfaitement moduler entre la candeur de ses rêves de petite fille, la passion qu’elle entrevoit dans les bras de Boris, la folie qui la prend dans le remords : elle n’est jamais sûre d’elle. Quant à Paul Gaugler, son jeu et sa voix, trop parfaits, trop droits, caractérisent précisément le manque d’assurance de l’insignifiant Boris, qui va droit devant lui, sans se retourner — pourquoi le ferait-il ? il a trop peur de lui-même.

La pétulante Varvara de Céline Laly a la puissance et la confiance d’une jeune femme libre : elle ne se pose pas de question, finit par quitter les Kabanov, sans trop comprendre cette malheureuse Katia dont la vie semblait si compliquée… Avec le ténor Jérôme Billy qui joue son amant Koudriach, la mezzo forme de beaux et prometteurs duos qui allient le lyrisme de leurs sentiments à la rusticité de leur relation. On salue également la très impressionnante Kabanicha d’Elena Gabouri dont le jeu et la voix campent une terrifiante belle-mère. Au piano, Martin Surot donne à la partition réduite une couleur inhabituelle : celle d’un accompagnement, savant mais léger, d’un drame sur tréteaux, celle d’une composante essentielle de l’histoire plutôt que d’un artifice musical complexe comme peut en regorger un opéra.

Tout est décidément bien trouvé dans cette production de 2012, jusqu’au projet initial d’associer des stagiaires de la Fondation Royaumont à un opéra qui tourne désormais depuis deux ans et revient cette semaine aux Bouffes du Nord. La petite troupe a su s’imprégner des personnages, de leurs caractères complexes, des tensions qui les animent, des enjeux qui les poussent, et de la musique difficile de Janáček. Le concept d’opéra de chambre offre à Katia Kabanova un regard fascinant, et laisse le spectateur désespéré d’avoir contribué au drame — dans les dernières secondes, c’est le public lui-même que l’horrible Kabanicha remercie pour son aide, au-dessus du corps sans vie de sa bru.

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