Le compositeur Fabien Touchard nous explique son œuvre “L’horloge et l’abîme”, commandée par l’association Jeunes Talents pour un concert-hommage à Henri Dutilleux en 2016.
L’horloge et l’abîme m’a été commandé par l’association Jeunes Talents pour un concert-hommage à Henri Dutilleux qui a eu lieu en juillet 2016. Jeunes Talents a également passé commande à Camille Pépin, Jules Matton, Nicolas Worms et Benoît Menut pour ce même concert. Il s’agit d’un cycle vocal pour soprano, flûte prenant flûte en sol, hautbois prenant cor anglais et piano. Il était interprété par Marie-Laure Garnier, Anna Besson, Augustin Gorisse et Guillaume Sigier sous la direction de Léo Margue.
Les textes
Nous savons que Dutilleux était féru de poésie française, aussi m’a-t-il semblé intéressant de transformer cette commande en petit voyage à travers la poésie francophone des anciens et des modernes, de Joachim Du Bellay à Philippe Jaccottet. J’ai passé plusieurs semaines à chercher les textes qui me semblaient adéquats, et j’ai épuisé beaucoup de possibilités avant de trouver les poèmes qui me semblaient parfaits pour le cycle. J’ai pensé à Léon-Paul Fargue, Jules Supervielle, j’ai été très tenté par Jean Cassou que Dutilleux a lui-même mis en musique. Finalement, la mélancolie en demi-teinte et à demi-mots de Philippe Jaccottet a emporté ma préférence. Les Chants d’en bas contiennent des merveilles. Son univers se rapproche de celui d’Anne Perrier, dont j’ai également utilisé un texte. Un extrait des Regrets de Joachim du Bellay, ainsi que l’extraordinaire Ode de Théophile de Viau – ce voyage fulgurant jusqu’aux enfers – complétaient le cycle.
L’enjeu du cycle
On dit souvent qu’Henri Dutilleux était un « classique parmi les modernes ». Et effectivement, il a poussé jusqu’à ses limites un artisanat très fin de l’écriture pour orchestre symphonique, après 1945, alors que les goûts des compositeurs les portaient plutôt vers le petit ensemble. Sans jamais renier ses racines musicales, et sans jamais tomber dans la conceptualisation vide de sens, il a su se forger un univers bien à lui et reconnaissable entre mille.
Finalement, Dutilleux est peut-être un des premiers post-modernes… J’exagère un peu, bien entendu. Néanmoins, le rapport tout à fait sain qu’il entretenait avec la tradition ne l’a jamais empêché d’écrire une musique personnelle, il a su réinvestir le passé qu’il recevait en héritage pour en faire quelque chose de nouveau. Et si l’influence de ses prédécesseurs peut se lire à travers sa musique, personne ne peut dire pour autant que son écriture révèle une forme d’exercice de style, ce qui n’aurait pas eu beaucoup d’intérêt.
La réminiscence du passé est pour moi extrêmement féconde, pourvu qu’elle ne se réduise pas à une simple imitation. J’enseigne l’écriture au conservatoire de Boulogne-Billancourt, où l’on apprend (c’est le principe de l’écriture) à écrire de tels pastiches. C’est extrêmement enrichissant, et cela apporte un savoir-faire précieux, mais ce n’est pas une fin en soi artistiquement. Nous avons aujourd’hui un rapport au temps très vaste et global, nous sommes, comme le dit très joliment Arvo Pärt, dans un temps « qui englobe tous les temps ». L’accès à l’information, à la culture, notre rapport à la mémoire, tout cela a changé. Les frontières se décloisonnent, et laisser une lisibilité aux influences dans les œuvres n’est plus un problème. Les frontières avec les autres musiques sont également bien plus poreuses. En résumé, si je veux, dans une prochaine composition, mélanger un blues avec un chœur à la Palestrina, grand bien me fasse. Cela donnera un troisième élément complètement différent de la somme des parties constituantes – pour reprendre des termes de la théorie de la Gestalt – sans pour autant constituer un retour en arrière à éviter. Tout est possible, et c’est cette liberté qui est très appréciable à l’époque où nous vivons.
Le mythe de la tabula rasa
J’aimerais entamer ici une (fausse) digression afin d’exposer des vues plus vastes sur ma pratique de compositeur. Il y a peu de temps, je revoyais le fameux film d’Alfred Hitchcock : La corde. C’est la première fois que je voyais au cinéma une véritable allégorie de la table rase ! Je ne m’en étais jamais rendu compte lors des précédents visionnages du film. Tout le scénario gravite autour de la déformation de la pensée nietzchéenne par le régime nazi. Tout le long du film, un corps est caché dans un coffre en bois au milieu d’un salon, où a lieu une soirée. Dans une des dernières scènes, James Stewart, qui symbolise d’une certaine façon le Nietzsche originel, ouvre brusquement ce coffre sur lequel étaient empilés des livres. Les livres tombent, le crime est révélé, la vérité éclate. A travers ces livres renversés, c’est le voile de la culture qui masque l’horreur qu’Hitchcock dénonce ici. En effet, la « grande » culture occidentale, musicale, littéraire, ou de tout autre ordre, n’a pas pu empêcher la guerre la plus atroce. Quand elle n’est pas déformée afin de la servir : tel le terrible ouvrage La volonté de puissance, caricature de Nietzsche et de son concept de surhomme, auquel le film se réfère explicitement.
Quoiqu’il en soit, la « grande culture » d’avant-guerre devint après-guerre le symbole de l’ancien monde, celui qui a couru à sa perte. Cela explique le besoin des artistes de l’époque de nier tout un pan de cette culture, de ne pas y faire référence, jusqu’à instaurer une espèce de tabou. C’est la table rase, qui a donné lieu à un malentendu, finalement une espèce de mythe : ce n’est pas toute la musique du passé que les artistes rejettent (et un compositeur comme Pierre Boulez, lors des concerts du Domaine Musical, ne manquait pas d’instaurer une filiation entre Machaut, Webern et lui-même), mais bien plutôt la musique, perçue comme décadente, du « monde d’avant », celui qui menait à l’horreur.
Le temps a passé. La modernité, qui a éprouvé le besoin, à un certain moment de l’histoire, de balayer tout cela, jusqu’à aller parfois à une esthétique de la destruction, a fait son temps. Cette démarche était finalement assez proche d’un mécanisme psychique succédant à un traumatisme : rejet, négation, refoulement. Aujourd’hui, nous assistons à un retour du refoulé, en quelque sorte ! Disons, tout du moins, que la mémoire n’a plus de telles frontières. Les nécessités de la modernité ne sont plus les nôtres, nous qui sommes maintenant au-delà de cette modernité.
Dans les années quatre-vingt, a vu le jour une autre tendance de la musique en France notamment, qui croyait en un « retour à », et que l’on a affublé du nom assez péjoratif de « néo-tonalité ». Tout un courant a ainsi vu le jour, qui a eu le mérite de vouloir renouer avec les habitudes d’écoute du public, par opposition à une musique contemporaine perçue comme trop austère et indigeste (à vrai dire, le retour au mécanisme de l’audition et de la perception commença explicitement à se faire avec la musique spectrale dès les années soixante-dix, la réalité historique est donc un peu plus complexe). S’ensuivit une querelle entre tenants de la modernité et ceux de la néo-tonalité, qui connut son apogée dans les années quatre-vingt-dix, et dont le livre de Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde, est un symbole (plus récemment, la fameuse conférence de Jérôme Ducros tentait donc de ressusciter une polémique en réalité vieille de vingt ans…).
Je disais que la mémoire n’a plus de frontières, de même que la géographie musicale. La néo-tonalité n’en était pas tout à fait là, car elle existait en opposition à la musique moderne dite « contemporaine », et finit par devenir une table rase de la table rase. Mais peut-on vraiment dire que parmi le laboratoire foisonnant des années 45 à 80, tout soit à jeter en bloc ? Bien sûr que non, et quitte à lever les barrières, il est peut-être temps de les enlever jusqu’aux dernières, et de réinvestir aujourd’hui ce que cette modernité musicale a pu nous donner, elle aussi. Loin d’une esthétique de la destruction, mais loin aussi de la négation de toute période historique quelle qu’elle soit, les artistes d’aujourd’hui peuvent lever tous les tabous, me semble-t-il, et le rejet n’est plus à l’ordre du jour.

Le cas de L’horloge
Afin d’illustrer le propos précédent, je prendrai l’exemple de certains modes de jeux utilisés dans L’horloge et l’abîme. En observant la partition, on note la présence de quarts de ton dans le registre grave de la flûte, la micro-tonalité à cet instrument est d’une façon générale très savoureuse, d’une ambiguïté sonore évoquant tout de suite une tradition extra-occidentale, il s’agit de sons qui sont également d’une grande douceur. On note également l’utilisation, au même instrument, de jet-whistle, de whistle tones, de multiphoniques, de bruits de souffle, tout ce qui peut donner une fragilité, un élan, une densification, du silence coloré… Pourquoi se priver de tout cela ?
Certes, on pourrait m’objecter que j’utilise ces modes de jeux de façon sporadique, et que les quarts de ton par exemple ne sont utilisés que comme colorations passagères, et ne sont pas réellement incorporés dans le langage propre de la pièce, qui reste très « classique ». Mais où est alors le problème ? Je ne souhaite pas extrapoler l’utilisation de ces modes de jeux dans une démarche « jusqu’au-boutiste », je préfère les utiliser tout simplement quand j’en ai besoin, de la même manière que je fais entendre quand j’en ai besoin la pureté et la simplicité d’un accord à trois sons. Et si la pièce ne nécessite pas l’usage de tel ou tel élément de langage, celui-ci n’apparaîtra pas, tout simplement.
En d’autres termes, si dans cette pièce beaucoup d’éléments nous rappellent une musique d’une époque assez lointaine, cette partition n’aurait pas pu exister telle qu’elle est si le XXe siècle n’était pas passé par là. Elle n’aurait pas pu être écrite en 1920. Je ne perçois aucune « obligation » non plus de réinvestir les acquis de l’après-guerre, mais si demain j’ai envie d’écrire une pièce tonale pour ensemble baroque et électronique, je ne vois pas pourquoi je m’en priverais.
Je me reconnais pleinement dans cette démarche « sur-éclectique », si je puis dire, qui ne renie aucune branche de l’arbre musical – y compris les plus récentes. Il est pourtant vrai que le langage que j’utilise reste très consonant et je pourrais peut-être me définir, après tout, comme un « néo-néo-tonal » ! Je le dis avec humour, mais dans le fond, pourquoi pas.
Temporalités, trajectoires, narration
Parmi les principales caractéristiques du cycle, la présence d’un discours musical événementiel et narratif en est une des plus importantes. Le débat sur la pertinence de « casser » ou non les codes narratifs en musique est une vraie question, qui reste irrésolue encore aujourd’hui – un peu à la manière du débat portant sur l’abstraction et la figuration dans d’autres contextes. En effet, on a peut-être pu ressentir à une époque le besoin de casser l’aspect narratif et linéaire en musique, mais ce n’est plus une évidence aujourd’hui, et pour ma part ce type d’enchaînement d’événements sonores est un vecteur de sens beaucoup trop riche pour que j’aie envie de m’en priver, là encore. Je pense même que cette sophistication de la forme narrative est une des grandes forces de la musique « savante » occidentale depuis Beethoven, force dont nous héritons encore aujourd’hui. La capacité de cette musique à « raconter » quelque chose au sein d’un discours me semble quelque chose d’incroyablement précieux et délaissé par la plupart des autres musiques.
Il m’arrive d’expérimenter un temps moins linéaire et plus « sphérique », comme dans certaines de mes Études pour piano (En suspens…), c’est une temporalité que j’adopte alors pour l’expérience contemplative qu’elle induit, une expérience de temps particulière libéré du déterminisme de la trajectoire formelle.
Dans L’horloge, le discours musical se structure de différentes façons : grande arche partant du silence et y retournant dans la première pièce, crescendo d’intensité et de noirceur dans la troisième pièce, irisations plus constantes et unitaires dans la seconde… La dernière pièce quant à elle s’inspire de la pratique de l’arrangement de chansons : une même ligne mélodique se fait entendre pour chaque « couplet », avec une allure de ritournelle faussement traditionnelle, et l’arrangement de chaque retour thématique varie. Je dépeins ici ces formes à grands traits. Si les pièces 2 et 4 semblent moins « voyager », elles n’en dessinent pas moins la trajectoire globale du cycle, l’une en tant qu’interlude aérien, l’autre en tant que « stase », final apaisé et serein succédant à la très grande tension contenue dans la pièce précédente.
Finalement, l’unique chose qui me préoccupe est le sens reflété par la musique entendue, sa capacité à créer une signification, par une narration immersive et un rapport étroit au texte, une clarté et une simplicité, une lisibilité qui n’a jamais été l’ennemie d’un travail abouti, fin, de qualité, et qui plus est, personnel. C’est en tout cas ce que je crois et ce que j’essaye d’appliquer dans ma recherche musicale quotidienne.
Compositeur : Fabien Touchard
Interprètes : Marie-Laure Garnier (soprano), Augustin Gorisse (hautbois), Anna Besson (flûte) Guillaume Sigier (piano)
« L’horloge et l’abîme » pour soprano, hautbois, flûte et piano (2016).