Après un somptueux Casse-Noisette en 2014, Jeroen Verbruggen revient au Grand Théâtre de Genève avec Ba/Rock : deux ballets sur des musiques de François Couperin, Domenico Scarlatti et Jean-Philippe Rameau.
Que ce soit dans une relation étroite et descriptive ou indépendante, la danse est une discipline indissociable de la musique.
Selon Dominic Symonds et Millie Taylor, auteurs du livre “Gestures of Music Theater: The Performativity of Song and Dance”, en analysant comment les chorégraphes (qui sont eux-aussi des auditeurs) répondent de manière “structurelle et émotionnelle à la musique à travers la danse”, nous pouvons comprendre comment le public la perçoit et l’interprète, car “après tout, la chorégraphie et la danse peuvent être considérées comme une amplification de la réaction corporelle que nous ressentons tous (mais réprimons souvent) lorsque nous écoutons de la musique”.
La danse pourrait-elle donc aiguiser notre regard sur la musique et nous en dévoiler des subtilités que l’écoute toute seule ne saurait pas faire ?
La nouvelle production du ballet de l’opéra de Genève réussit parfaitement cette amplification, grâce au travail du jeune chorégraphe Jeroen Verbruggen.
Après avoir créé un somptueux Casse-Noisette en 2014, il revient au Grand Théâtre de Genève avec Ba/Rock : deux ballets sur des musiques de François Couperin, Domenico Scarlatti et Jean-Philippe Rameau.
Originairement prévus pour être accompagnés au clavecin — finalement remplacé par le piano, brillamment joué par le jeune pianiste russe Aleksandr Shaikin — Iris et Vena Amoris nous transportent dans un univers où corps en mouvement et musique baroque vibrent ensemble, où gestes, expressions et dynamiques sont en accord total avec l’écriture musicale, qui en ressort magnifiée. Il n’est donc pas étonnant de découvrir que Verbruggen connaît bien la musique, ayant appris à jouer du violoncelle quand il était enfant.
“J’ai des images en tête qui viennent de la musique”, nous explique le chorégraphe, qui nous dit avoir écouté l’intégralité des 550 sonates de Scarlatti, pour ensuite n’en choisir que trois, sur la base de ce qu’elles lui inspiraient visuellement.
Dans les ballets on retrouve donc une série d’images poétiques, qui s’enchaînent en suivant les constructions et déconstructions musicales.
Quand, par exemple, l’architecture du contrepoint se complexifie, les formations suivent le même développement : on voit le nombre de danseurs augmenter au même titre que les voix dans la musique. Si la musique suggère des ambiances ou des émotions, les danseurs les mettent en valeur : on passe d’une vivacité insouciante à une gravité dramatique, du calme intime au chaos d’un attroupement, en suivant le rythme de la musique avec intelligence, sans tomber dans la naïveté de la description.
Mais revenons aux images dont parlait Verbruggen : au delà des références explicites, comme le petit hommage à la danse baroque dans Iris, nous retrouvons plein d’images, familières ou pas, qui stimulent notre imagination. Le chorégraphe flamand s’amuse avec des compositions de groupe, compactes ou dispersées, dans lesquelles on peut voir les références les plus disparates. On peut y retrouver de la sculpture (comme le Départ des volontaires qui se trouve sur l’Arc de triomphe à Paris), de la peinture (comme Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault) ou encore des styles, comme le “more is more” de Jheronimus Bosch ou de Brueghel, en clin d’œil à ses célèbres compatriotes.
Iris frappe par son exigence technique, aux limites des possibilités physiques des danseurs, qui maîtrisent l’équilibrisme et font preuve d’une souplesse élastique étonnante. Sans vrai fil conducteur, l’arc en ciel de Verbruggen se déroule agréablement, d’un tableau à l’autre, jusqu’à nous faire découvrir l’éblouissant trésor qui se cache à son extrémité, représenté par un danseur habillé d’une combinaison dorée.
Les autres costumes dont également fascinants, dans leur style tout à fait “barock”, combinant des jeans filiformes déchirés de punk et des hauts rappelant des armures ou des robes de cour.
Vena amoris, qui raconte l’évolution du sentiment amoureux dans le temps et le rôle de l’expérience au fur et à mesure des nouvelles relations, nous réserve une tout autre ambiance. Dans une esthétique de science-fiction — entre Tron (1982) de Steven Lisberger et Titus (1999) de Julie Taymor — des prothèses dorées dessinent les corps des danseurs, signifiant l’avancement de l’âge et ses empêchements, tout comme les blessures des amours passés.
Le défi technique est à nouveau au rendez-vous, avec une scène composée de plusieurs escaliers rouges modulables, sur lesquels les danseurs sautent, tournent et se déplacent. Verbruggen nous surprend avec des gestes et des déroulements inattendus et il s’amuse à transformer la Danse des Sauvages des Indes Galantes de Rameau en allées-retours sur les escaliers au rythme de la musique, où les danseurs deviennent des énergumènes à l’allure sportive et aux cris brutaux.
Ce dyptique résume parfaitement l’attitude du chorégraphe vis à vis de la danse : une stricte exigence technique mêlée à un esprit anti-conformiste qui défie clichés et étiquettes !