L’Opéra comique présente au Châtelet, Fantasio, l’opéra tiré par Offenbach d’une pièce éponyme de Musset. Renaissance attendue d’une œuvre méconnue qu’on croyait disparue, et qui n’avait plus été donnée au théâtre depuis sa création en 1872.
D’abord comme pièce de théâtre, puis comme opéra, Fantasio est une œuvre à histoires. Elle a subi maintes vicissitudes et avanies avant de de nous revenir, un siècle et demi plus tard, comme un aimable divertissement de fin d’hiver présenté par l’Opéra-Comique (encore en travaux) au théâtre du Châtelet (juste avant travaux). Une péripétie de plus.
Le profane évitera dans un premier temps toute confusion avec Fantasia, même si dans cette production, Thomas Jolly a choisi de camper en fond de scène surélevé, la silhouette d’un château façon Disneyland (celui de la Belle au Bois Dormant, rappelez-vous). Il constatera pourtant que Fantasio, “bourgeois de Munich” comme il se présente lui-même, n’en réussit pas moins un coup de billard à trois bandes au moins, pas si éloigné au fond, de Disney ou de l’univers des contes.
Songez que le temps du drame, il rompt avec la vacuité de son existence de fêtard endetté, échappe aux huissiers en allant coucher au palais, s’y improvise bouffon du roi grâce au décès opportun du titulaire du poste, fait capoter le mariage d’Etat programmé entre la Princesse de Bavière et le Prince de Mantoue, réussit à éviter la guerre que cette union devait prévenir et sa rupture en principe provoquer, séduit ensuite la Princesse par un cour assidue pimentée de ces hauts faits, devient finalement Prince lui-même, qui plus est porté en triomphe par le peuple reconnaissant de ne pas avoir eu à servir une nouvelle fois de chair à canon. “Si vous voulez vous battre eh bien ! Tirez le glaive ! Roi, battez-vous, cela ne nous regarde pas”. Quelle histoire !
Alfred de Musset a moins de 25 ans quand il écrit Fantasio. On est en 1834. Le poète dramaturge, phare du romantisme français, est alors en pleine fièvre créatrice. Il vit une passion tumultueuse pour George Sand. Ce texte est le fruit d’un voyage qu’il fait en Italie avec sa muse éphémère. Mais coincée dans sa production entre Lorenzaccio et On ne badine pas avec l’amour, ses deux chef-d’œuvres, la pièce est publiée mais pas montée. Elle ne le sera qu’en 1866, après la mort de son auteur.
Jacques Offenbach, qui aimerait tant sortir par le haut de son statut de roi de l’opéra bouffe, découvre alors Fantasio. Paul de Musset, le frère d’Alfred, en tire pour lui un livret. Et Fantasio devient un opéra mal reçu : 27 représentations seulement lors de la création de 1872. Il se peut que la note pacifiste accentuée par Offenbach, l’Allemand, ait agacé l’esprit revanchard de l’époque après l’humiliation de 1870. Il se peut aussi que la nouveauté de l’œuvre ait dérangé le public habituel d’Offenbach, sans lui en conquérir un autre plus exigeant. “Opéra comique, opéra bouffe ou opéra romantique”, précise Laurent Campellone, directeur musical de cette reprise tardive, “Fantasio est une œuvre hybride qui tient un peu de chaque genre, avec des formes et des inspirations musicales très diverses et étonnantes. Offenbach réalisera exactement ce qu’il voulait faire avec les Contes d’Hoffmann dont il entreprend la composition deux ans plus tard.”
Opéra mal reçu, mais aussi mal conservé, car depuis le tristement célèbre incendie de l’Opéra-Comique (84 morts le 25 mai 1887), la partition de Fantasio était réputée perdue. Il faudra toute la compétence et la persévérance du musicologue Jean-Christophe Keck, fan absolu du Mozart des Champs Elysées, pour reconstituer l’intégralité de cette première parisienne à partir de manuscrits épars. Une version de concert fut donnée à Montpellier en 2013. Un enregistrement a été réalisé l’an dernier à Berlin avec un ténor dans le rôle titre. Mais c’est la première fois depuis 145 ans, que cet opéra revient au théâtre pour lequel il fut écrit et où il donne sa mesure et sa démesure.
Du livret haletant et tarabiscoté déjà décrit, Thomas Jolly, nouvelle coqueluche du théâtre en France depuis son adaptation fleuve de la trilogie Henry VI de Shakespeare, à peine sorti d’une première expérience controversée à l’Opéra de Paris où il mettait en scène Eliogabalo de Francesco Cavalli en septembre dernier, tire une succession de tableaux contrastés et convaincants. Avec pour tout changement de décor le déplacement d’un ou deux portiques et un habile travail de la lumière, il fait alterner mouvements de foule et scènes intimes avec maestria. Thomas Jolly sait fabriquer des images au service du drame et de la musique. L’envolée de Fantasio dans les airs, lové dans le O de son nom qui s’épelle en lettres géantes descendues des cintres pendant son ode à la lune ne manque pas de poésie. “Voyez dans la nuit brune/Sur le clocher jauni/La Lune/Comme un point sur un i !” La mélodie est douce, délicate, délicieuse. Elle a un avant goût de Barcarolle. Comme l’hymne à l’amour qui viendra un peu plus tard. “Moi, pour un peu d’amour / Je donnerais mes jours/ Et je les donnerais pour rien / Sans les amours ! “
Thomas Jolly sait aussi diriger ses chanteurs comédiens. Et très précisément. La chorégraphie des bocks de bière -on est à Munich- qui s’entrechoquent en mesure, à gauche, à droite, dessus, dessous, pendant la fête du premier acte, est réglée comme du papier à musique. Tout comme les vocalises grinçantes (trop !) de la Princesse en pleine toilette prénuptiale quand on lui brosse les cheveux en cadence ou qu’elle découvre horrifiée son visage de future mariée dans le miroir, tandis que ses dames de compagnie arrangent en rythme sa traîne interminable comme si elles classaient une fois pour toutes ses illusions de jeune fille. “Pourquoi ne puis je voir sans peine les baisers du Zéphyr passer sur la fontaine ? J’étais une enfan-an-ant. Et je ne le suis plu-u-us”. On est bien chez Offenbach.

De cette troupe ainsi guidée de saltimbanques survoltés émerge sans conteste le Fantasio de Marianne Crebassa. Nul n’ignore plus ses qualités vocales depuis que les dernières Victoires de la musique l’ont couronnée “artiste lyrique de l’année”. Elle en joue ici à merveille. Son mezzo-soprano chaleureux, à la fois sensible et puissant sur l’ensemble du registre, traverse imperturbable les acrobaties incessantes, que lui impose son rôle de bouffon et la mise en scène. Elle y entre en titubant (la bière), ne cesse de gravir escaliers, escabeaux ou espaliers, passe donc un temps conséquent dans les airs, sans que son chant n’en pâtisse en rien. En scène, Marianne Crebassa bouge et parle bien. Son texte est parfaitement dit, porté, jamais surjoué. Elle est constamment crédible, émouvante. Marianne Crebassa est une grande artiste et une bête de scène, ce qui ne gâte rien.
Elle est plutôt bien entourée. A l’exception de Marie-Eve Munger, la Princesse, dont les aigus aigrelets et fragiles souffrent terriblement du contraste, Jean-Sébastien Bou en prince de Mantoue, Loïc Félix, son aide de camp, Philippe Estèphe en Spark, l’ami de Fantasio, donnent à Marianne Crebassa et pour ne citer qu’eux, une réplique séduisante en tous points, chant et comédie. A son habitude, le chœur Aedes assure, remarquablement affûté, homogène et donc mobile. Dans la fosse, le Philharmonique de Radio France tire le meilleur de cette “œuvre de transition” comme la classe synthétiquement Laurent Campellone. Il est bon que ce Fantasio-Phénix renaisse ainsi de ses cendres.