Rencontre avec Sir Willard White, Moses dans le Mahagonny de Kurt Weill et Bertold Brecht monté cette année à Aix-en-Provence.
« Alors récemment, il y a eu Wotan dans la Tétralogie de Wagner, Oedipus Rex de Stravinski, Iolanta de Tchaikovski, cette année donc le Mahagonny de Kurt Weil… » Sir Willard White tente d’énumérer ses passages au Festival d’Aix-en-Provence. Le ton est à la confidence mais sa voix naturellement puissante et timbrée retentit dans le salon Mozart du Grand Théâtre. Très vite, les dix doigts des mains fines et longues qui prolongent son corps d’athlète n’y suffisent plus.
Peu importe. Willard White est un habitué d’Aix comme il l’est des plus grandes scènes lyriques du monde entier depuis une cinquantaine d’années. Mais l’idée même d’habitude le hérisse avec ce qu’elle sous-entend de paresse ou de routine. « Il n’y a pas de business as usual. Ce serait bien arrogant de ma part de le penser ou de commencer à émettre des jugements du genre : ce projet est grandiose, celui-là est médiocre. Chaque production est une aventure, une rencontre avec une œuvre, une équipe. Même si on se connaît, même si j’ai souvent chanté le rôle. Je reste humble. J’ai toujours tant à apprendre. Et je suis si reconnaissant de pouvoir chanter encore ! »
D’aussi loin qu’il se souvienne ou qu’on s’en souvienne pour lui, Willard White a toujours chanté. « Ma mère, en entendant mes premiers cris s’est dit que je chantais ! » C’était à Kingston en Jamaïque le 10 octobre 1946. Le père est docker. La mère femme de ménage. « Enfant, puis adolescent, je chantais, mais il n’était pas question d’en faire un métier. Aucun homme digne de ce nom ne pouvait imaginer avoir à chanter pour vivre. A l’époque et là où j’étais, c’était un truc de filles. La vie en a décidé autrement. »

Une rencontre et un déclic ont façonné son destin. « On n’écoutait pas de musique classique à la maison. Il y avait bien une émission de radio le dimanche qui en diffusait, mais bon… Et puis un jour au lycée, une professeure de musique, Roma Doyen Fitchett, elle-même chanteuse et pianiste, nous fait chanter en classe. J’essayais de me cacher derrière les autres garçons du groupe. Mais elle me repère, à l’oreille : “Willard, viens donc voir ici !” Elle m’a demandé d’apprendre une chanson pour un concours. Et c’est ainsi que tout a commencé ! »
Le chant comme thérapie
Enfin pas tout à fait. Willard White s’essaie d’abord aux « métiers d’hommes ». Le voici économiste. Un emploi de bureau où il souffre. « J’étais frustré. Je n’aimais pas l’ambiance, la compétition. Pendant les pauses, je m’isolais, j’allais chanter. Ça me régénérait. Je retournais travailler tout ragaillardi. Une vraie thérapie ! Et puis un soir, je quitte le bureau. Je franchis la porte de l’immeuble et je me dis : Cet endroit là derrière toi, tu ne l’aimes pas. Mais cette autre voie, le chant, où tu t’exprimes et qui te donne tant de plaisir, pourquoi ne pas l’explorer ? Ce jour-là, une nouvelle quête a commencé pour moi. Je ne savais pas comment ça allait marcher. On ne sait jamais à l’avance. J’ai préparé une candidature à la Julliard School de New York. Je ne savais d’ailleurs rien de cette institution. C’est mon père qui en avait entendu parler par un collègue. Ma famille me soutenait. J’y suis allé, j’ai décroché une bourse et c’était vraiment parti ! »
Bob Marley
Et n’allez pas lui demander pourquoi, tant qu’à chanter, il n’a pas choisi la voie plus simple en tous cas plus proche, de la musique populaire jamaïcaine – Bob Marley, pape du reggae, était son aîné d’un an seulement. « Avec le type de voix que j’avais, j’ai vite senti que je serais cantonné au rôle de back up singer, de choriste. Ça pouvait être intéressant comme ça un temps, mais je ne voulais pas être choriste. Je ne voulais pas non plus éructer, cracher mes poumons, abîmer cette voix que j’avais déjà, dont je ne savais pas d’où elle venait mais qui faisait un tel effet sur les gens et sur moi-même. Je voulais cultiver ce don, le nourrir, en tirer profit de la manière la plus saine possible. J’ai pensé que la musique classique était la bonne adresse, même si je savais aussi que ma couleur de peau risquait de m’exposer à la discrimination. »

Willard White a répondu, mais la question du pourquoi des choses l’agace et il l’explique. « Souvent il n’y a pas d’explication aux choix que nous faisons. Un désir surgit. Il s’exprime. Il vous met en mouvement. Et parfois vous obtenez satisfaction. Vous vous dites : Ah ! Là, j’ai été compris. Mais les rêves ne se réalisent que partiellement. Les miens ne se sont réalisés que dans une infime proportion. Et c’est heureux d’ailleurs. Si j’étais pleinement comblé, combien ma vie serait étroite et limitée, et comment poursuivre ce fantastique voyage qu’elle propose ? »
Le long parcours de Willard White et son agenda pour les mois qui viennent, Orphée (Jupiter) à Londres, les Contes d’Hoffmann (Luther, Crespel) à Bruxelles, Pelleas (Arkel) à Los Angeles, attestent de l’appétit intact du chanteur lui-même, mais aussi de ceux qui inlassablement font appel à lui, les Sellars, Warlikowski, Van Hove, soit la crème de la mise en scène d’opéra. C’est que le baryton-basse Willard White a en scène un abattage hors pair et très recherché et ça ne date pas d’hier.
Un acteur
« C’est à Glyndebourne en 1980 que j’en ai vraiment pris conscience. Je chantais Osmin dans l’Enlèvement au Sérail de Mozart. D’un coup, le metteur en scène, Peter Wood, arrête la répétition et lance : “Regardez Willard ! Il fait un geste, un pas en avant… et c’est un événement ! C’est Willard White !” Un peu plus tard, en 1986, toujours à Glyndebourne, je chantais Porgy dans Porgy and Bess sous la direction de Simon Rattle. Et là encore, Trevor Nunn, le metteur en scène, vient me voir : “My Gosh, Willard. Vous êtes connecté à ce qui se passe. Votre corps le transmet. Vous êtes un acteur !” Pour moi c’était naturel, tout ça. »
“Osez être vous-mêmes”
« J’ai compris ensuite que ça ne l’était pas pour la plupart des gens. Souvent je vois ou j’entends mes collègues se demander comment faire pour incarner leur personnage – il est comme ci, comme ça – et ils essaient ensuite d’imiter la représentation qu’ils s’en font. Ils se mettent une pression terrible ! Je pense que la représentation d’un drame, c’est l’expression de la vie humaine. L’auteur a pu écrire sur Dieu, le Diable ou les Anges. Mais c’est toujours l’idée que s’en fait un homme. Et moi aussi j’ai mon idée la dessus, une idée souvent proche ou similaire. Et donc je mets les pieds dans le rôle comme si j’étais moi même Dieu, le Diable ou un Ange. J’utilise mon imagination. Ce que je chante et joue, c’est une partie de moi. Et voilà. C’est un événement. De toute façon, je ne vois pas comment faire autrement. J’ai toujours travaillé comme ça. Aux jeunes chanteurs qui souvent me demandent conseil, je réponds : croyez en vous-mêmes, questionnez-vous, écoutez vos intuitions, vos désirs. Ne vous imaginez pas supérieur aux autres, ni inférieur d’ailleurs, mais osez être vous-mêmes et donnez le meilleur. »

Comme son titre l’indique, Sir Willard White est de longue date couvert d’honneurs et de reconnaissance. La Reine d’Angleterre l’a anobli en 2004. En juin dernier, il est allé à Portsmouth chanter pour elle et ses invités des cérémonies du 75ème anniversaire du débarquement allié, « Le Chant des Partisans ». Il reste concentré sur son art et la philosophie qu’il s’est forgée pour le servir au mieux, le magnifier. « Je suis honoré de tout ça. C’est un encouragement bien sûr. Mais je n’oublie pas la fragilité de la vie, de ma voix. Hier pendant la répétition, mes collègues me demandaient : “Hey Willard, comment te sens-tu aujourd’hui ?” Je leur ai répondu. “Je sens que j’ai du potentiel ici !” Ils ont ri. Mais j’étais terriblement sérieux. C’est comme ça que je ressens les choses. »
« Il y a quelques années, je chantais Wotan ici à Aix. Ma femme, Sylvia, était là. Elle est chanteuse elle aussi. Elle me complimente d’abord sur ma façon de chanter. Puis elle me lance : “Il y a juste un truc … A cet endroit-là, ça pourrait être un peu plus aigu ! – Aigu ? Qu’est ce que tu veux dire ? Tu veux que je chante comme un ténor ? – Non non, juste avec un peu plus d’harmoniques… – Bon et comment fais-tu ça ?” Elle me montre et je lui dis : “Ok. Je crois que j’ai compris.” Je l’ai fait. C’était mieux. Chaque rencontre est pour moi une une expérience d’apprentissage. Et j’en apprends tous les jours. »
Willard White fêtera en octobre prochain son 73ème anniversaire. La question de son exceptionnelle longévité professionnelle se pose naturellement. Il y a réfléchi.
« J’aime la vie. Je n’ai d’animosité contre personne. Ça m’est arrivé dans le passé de me sortir d’une situation désagréable pour moi en en faisant porter le chapeau à d’autres. Je me mentais à moi-même en faisant ça. C’est fini. Je ne blâme personne. Je cultive les énergies positives. J’ai toujours la volonté de m’épanouir. Je n’enferme pas les choses dans une boîte une fois pour toutes en disant : c’est comme ça et pas autrement. Et cet état d’esprit rejaillit sur mon corps. Je me sens mieux.
La pensée, réacteur de l’univers
Je tiens ça de Deepak Chopra que j’ai découvert il y a bien longtemps à Buenos Aires où je chantais Leporello dans Don Giovanni. Ça ne marchait pas. Je n’étais pas content. J’ouvre son bouquin. Il explique que le réacteur de l’univers, c’est la pensée. Il décrit comment la pensée agit sur le corps, soit en l’empoisonnant, soit en lui faisant du bien. Je fais le test. Je reviens en répétition dans un état d’esprit positif, totalement contraire à mon humeur précédente. Tout a changé pour moi ce jour-là. J’ai cessé de subir mes réactions. J’ai appris peu à peu à y faire face, à les transformer en expériences et à m’en servir. Au fond, l’idée c’est que chacun de nous a la responsabilité de sa propre vie. »
Et puisqu’on en est aux lectures marquantes, Willard White ajoute un auteur : le psychiatre Scott Peck, et son best-seller universel : « The road less travelled, Le Chemin le moins fréquenté », sorti en 1978. « La vie est difficile, c’est la première phrase du livre. Et si vous l’acceptez, elle devient d’un coup plus facile. C’est fascinant, non ? Ce chemin le moins fréquenté, c’est celui de l’amour. Pas seulement l’amour pour les autres, mais l’amour pour soi-même. Si vous vous aimez vous-mêmes, vous exsudez l’amour, vous rayonnez. Et la vie devient fantastique ! »
Le coup de fil
Puisqu’on ne peut réaliser tous ses rêves, mais qu’il convient d’en avoir, reste à savoir ce que Willard White rêverait de chanter, lui qui a déjà presque tout chanté. « Il faut être prudent quand on répond à cette question. Je me souviens y avoir répondu un jour que j’aimerais chanter les contes d’Hoffmann. L’entretien était à peine terminé, pas encore publié, que le téléphone sonnait et qu’on me proposait… les contes d’Hoffmann. Donc je me dis et je le dis à d’autres : soyez prudents quand vous dites que vous espérez quelque chose, soyez prêts, car ça pourrait bien arriver. C’est parce qu’on s’ y prépare que les choses arrivent. Je n’ai pas de désir spécifique là maintenant. Quand j’avais 30 ans, j’ai chanté le roi Philippe 2 du Don Carlo de Verdi à Amsterdam et j’aimerais le refaire. Je pourrais faire un autre Mefisto (Berlioz) que j’ai chanté plusieurs fois. Je pourrai refaire Wotan (Wagner), mais la tendance est plutôt de le confier à des hommes plus jeunes… Bref je vais continuer ! »