Nous avons rencontré le compositeur américain Trevor Bača (*1975) qui s’intéresse à la perte et aux textes secrets, aux systèmes cassés et démembrés, à la sorcellerie, la divination et la magie ainsi qu’aux effets, aux actions et à la beauté de la lumière. Titulaire d’un doctorat en composition musicale de l’Université de Harvard, sa musique est jouée dans le monde entier.
Vous décrivez votre musique comme un codage émotif. Qu’entendez-vous par cela ?
La musique est l’expérience sensualisée du temps. Souvenirs, prises de conscience, hallucinations (plus ou moins ressenties) des autres sens : tous ceux-ci sont propres à l’expérience de la musique, peu importe le lieu ou le temps de la musique, peu importe qui nous sommes lorsque nous écoutons.
Au moment où la musique est écrite — et précisément à ce moment-là — elle devient un code : une conscience liée au monde imagine un son (comme une image sonore). Et par un processus qui est toujours un mystère, cette conscience choisit un groupe de caractéristiques qui, ensemble, survivent, d’une manière ou d’une autre, à l’immobilité de l’écriture. Écrire imprègne ce qui est écrit et la partition musicale imprègne les espoirs que nous adressons à nos expériences du son. Même si les sons eux-mêmes refusent cette transformation.



Plus tard, à un autre moment, une autre conscience avec une autre expérience du monde dévoile ce qui a été écrit, remplit les lacunes, reconstruit les esquisses manquantes au moment de l’écriture (ou éventuellement dans le travail de l’imagination). Codage, décodage : il s’agit d’un premier désir de plénitude d’une écriture liée à une introspection du son.
Quand on pense à la musique (écrite) de cette façon — encodage / décodage — nous reconnaissons une proximité entre la musique et comment nous métaphorisons la façon de concevoir nos machines : compilateurs, interprètes, systèmes de détection du mouvement ou de changements de direction, mais aussi à travers des métiers à tisser, fuseaux à filer, presses typographiques, parce que chaque pièce de tissu et chaque page imprimée est également un code destiné à être exécuté.
Encodage et décodage deviennent émotifs quand le code qui leur permet de fonctionner est lui-même conçu pour susciter une écriture élevée qui insiste sur une lecture délirante, consciente d’elle-même en tant que temps.



Depuis John Cage, la notation musicale a été considérée comme un art en soi. Vos résultats ont été exposés à la Chelsea Gallery de New York City, à la Galerie Hutchins de Long Island et publiés dans le livre Notations 21 de Theresa Sauer. Est-ce que la notation musicale ajoute un terrain d’expression supplémentaire pour vous en tant qu’artiste ?
Le système, ou les systèmes, de notation musicale qui nous ont été transmis constituent 1100 ans de calligraphie. Nous montrons où les sons (ou les mouvements qui les produisent) commencent et (en insistant un peu moins) se terminent. Nous marquons le divisions du temps en parties qui constituent un régime incessamment reconnaissable pour l’interprétation des événements.
On remarque les va-et-vient des doigts, les montées et les descentes de l’archet, les inspirations et les expirations. Et nous stylisons les lignes que nous dessinons, calligraphiquement, pour suggérer des connexions. Les ligatures dépassent fréquemment la signification (prévue) de la partition, ce qui est, en soi, l’un des plus beaux lieux de production artistique de l’écriture musicale.
Il y a eu un moment où j’ai gravé des pages de ma propre musique dans des panneaux de verre, en utilisant un type de processus chimique qui permet aux lignes de notation d’être lues à travers des surfaces rétro-éclairées, lorsqu’elles sont lisses. C’était une façon de réifier les symboles de la page — la gravure comme une réalisation — et de se demander si les symboles de la page se sont animés selon l’observateur.



Vous avez récemment terminé votre doctorat en composition à Harvard, après avoir travaillé pendant plusieurs années en tant qu’ingénieur informatique. Comment cette compétence a-t-elle influencé vos recherches et votre façon de composer ?
La musique est complexe. Les langages de programmation, quelle que soit leur généalogie, permettent toujours aux objets trois événements : identifier des choses, les regrouper et les traiter les unes après les autres, dans l’ordre. Ces trois propriétés — abstraction, encapsulation, itération — sont au cœur de ce qui rend les langages de programmation utiles bien au-delà des domaines de l’informatique, responsables de leur création.
Cela est toujours vrai, que les outils d’un langage soient appliqués à l’économie, l’ingénierie, la recherche sociale ou, dans le cas de mon propre travail, à certaines fantaisies constructivistes du temps. En musique, cela se déroule différemment lorsque l’on peut abstraire certaines parties du processus de composition ou la lier à différents moments musicaux qui, sur la page (ou dans son expérience dans le temps) sont très éloignés.
Utiliser l’ordinateur pour modeler des parties de la partition musicale constitue une part de mon travail depuis si longtemps que l’ordinateur et ses appendices sont mon crayon et mon papier (au moins vers la fin de chaque nouvelle partition). Et les lignes de l’ordinateur sont souvent magnifiquement déformées, de manière inattendue, comme celles que je dessine encore à la main.



Comment commencez-vous une nouvelle composition et qu’est-ce qui vous inspire ?
Les nouvelles pièces commencent par des descriptions, avec des mots. Rien ne peux commencer sans que je sache quelle sera l’instrumentation d’un nouveau projet, mais une fois qu’elle est connue, suit ce qui est probablement le plus exquis, la partie la plus vibrante de façonner une nouvelle pièce : je prends autant de matinées que possible, en général au cours de quelques semaines, pour saisir les contours d’un geste en cours à son point le plus important : un coup de queue, un battement d’ailes.
J’écoute dans le souffle d’un moment tellement de paramètres qu’ils ne peuvent être comptés : à quel point les événements sont-ils éloignés les uns des autres ? Ont-ils des hauteurs de son ? Est-ce que le temps est rendu doux ou brutal par les événements et leurs va-et-vient ? J’entends les contours d’un volume élevé joué par l’archet à un point précis, près du pont, sur la corde la plus grave du violoncelle, et j’autorise ce son à flotter dans l’imagination à un moment qui arrive trop tôt (ou tard) par rapport à la progression du son.
Bref, j’écoute les spécificités à la recherche de parties de son non-nées tenant la promesse d’un type d’hypnose. Et puis je décris ces découvertes en paroles écrites, en entier, en encre colorée sur des feuilles de papier blanc (le plus brillant) stockées dans une petite pile qui reste au bureau avec moi pendant les mois restants.
Cette partie du processus — cette expérience d’écoute dans le détail de sons imaginés et la transcription de ces idées en tant que mots ordinaires sur la page — est extatique. C’est le moment où tous les mouvements du son sont possibles, toutes les transformations de la musique sont disponibles. C’est aussi épuisant, cela fatigue le corps.
Je n’ai jamais pu faire plus de 20 ou 30 minutes de ce travail à la fois sans avoir besoin de café ou d’une conversation ou quelque chose qui ne soit pas centré sur l’imagination musicale avant de pouvoir retourner au bureau et le refaire. La métaphore qui me vient toujours à l’esprit lorsque je pense à cette partie du travail de composition est celle d’un plongeur touchant (et regardant) les poissons, les vers, les anémones en mouvement sans fin sur les crevasses d’un récif : plus on maîtrise la plongée, plus on découvre, plus il faut gérer. Au fil du temps, on se retrouve dans les vapes et on manque éventuellement d’air et il devient nécessaire de revenir à la surface. L’acte de décrire les spécificités des sons imaginés — en entier, en encre coloré — correspond à ce qui se passe sous l’eau, en quelque sorte. Le retour à la surface est fourni par une tasse de café. Et il est impossible de prévoir si le million de créatures en animation sur le récif sera dans la même ou dans une autre configuration après la pause. Cela nécessite une autre plongée.
Votre musique est jouée partout dans le monde. Est-ce que sa réception change dans les différents pays ou pensez-vous qu’il y ait une sorte d’auditeur global de musique contemporaine ?
De façon surprenante, le phénomène émergent est une sorte d’auditeur global de musique contemporaine, comme vous dites. Même si l’on s’attend toujours à une réception différente , d’un endroit à l’autre, les spectateurs partout dans le monde semblent parfaitement conscients des différentes approches de la musique contemporaine.
La disponibilité de la musique sur Internet, y compris la musique nouvelle, est certainement un facteur crucial pour ce phénomène, si cela est le cas. Des dizaines de festivals de musique contemporaine, bien organisés, ont lieu partout dans le monde, malgré les défis que le financement demande.
La conclusion semble inéluctable : l’intérêt pour la nouvelle musique augmente de façon globale. On se demande quelles directions la musique prendra au fur et à mesure du développement économique et quand les contributions de personnes vivant en dehors des zones de “privilèges économiques” seront de plus en plus entendues ?



Quels sont vos projets à venir ?
Je suis en train de terminer un projet pour quatuor à cordes et narrateur, écrit sur la base du dernier texte écrit par Samuel Beckett avant sa mort en 1989. Cet été verra la composition d’une nouvelle pièce commandée pour les Monday Evening Concerts à Los Angeles, une espèce de réponse au milieu — et un moment historique — de Jean-Philippe Rameau. Et à cette époque, l’année prochaine, je devrais être proche d’avoir achevé un nouveau morceau pour le pianiste et compositeur américain Jared Redmond, qui vit maintenant à Berlin et à Séoul.
Le soin et la sensibilité douce-amère du jeu de Jared sont étonnants. Je me souviens d’avoir écouté son Scriabine et je pensais que jamais je n’avais entendu le coté sombre de Scriabine joué de cette manière : l’interprétation renforçait les moments d’extase issus de la pensée du compositeur d’une manière si personnelle que je ne pouvais pas croire ce que j’entendais ; quand Jared me demanda plus tard d’écrire pour lui, je fus immédiatement d’accord.



Le temps est perçu de manière différente par le compositeur, l’interprète et le public. Qu’en pensez-vous ?



Plus j’écris de musique, plus le temps devient un mystère. Lorsque la performance transcende ses limites, elle structure notre expérience du temps de manière absolue : ce n’est pas que nous nous oublions (ou nous nous sentons ailleurs) dans notre relation avec le temps, mais plutôt que nos expériences de temps deviennent telles que nous nous retrouvons en présence d’une incommensurabilité. Nous sommes incapables de comparer notre expérience du temps « pleinement engagé » avec ce que les horloges nous disent, ou avec les expériences du temps qui se produisent en dehors de notre engagement avec les actions des autres.
Le fait de composer, quelles que soient ses autres composantes, implique un rejet de la pensée qui réduit le temps à une coque dépendant de la compréhension de l’espace : la composition signifie penser une amplification du temps dans l’expérience émotionnelle des autres.



Dans cette connexion il est intéressant de s’arrêter un moment sur un autre ordre temporel. À la fin des travaux de la COP21 l’année dernière à Paris, il est apparu la lueur d’une possibilité que nous pourrions nous épargner et épargner ceux qui viendront après nous.
Nous avons perdu un nombre déchirant de décennies à cause des données faussées par les responsables de grandes entreprises — les entreprises pétrolières américaines étant les plus coupables — et trop d’autres intérêts sont toujours étalés de manière incorrecte pour nous laisser espérer aussi ouvertement. Mais la crise du temps que nous comprenons de plus en plus dans notre relation avec les changements climatiques va bientôt se trouver à un point d’inflexion. Les compositeurs, les cinéastes et les chorégraphes prennent soin de manière collective de l’expérience du temps à travers la culture.
Et bien que la musique (en Occident) ait une relation compliquée avec la représentation, cela vaut la peine de poser la question : y a-t-il des choses que la musique peut nous dire sur notre expérience du temps qui puissent nous aider à comprendre les composantes sociales, juridiques et environnementales du changement climatique ?
Les compositeurs pensent beaucoup à ce qui permet de remarquer le début et la fin d’un événement, ou ce qui permet aux durées d’être considérées comme lourdes ou légères, ou pour que de nombreuses choses différentes soient appréhendées en même temps de manière convaincante, et ainsi de suite : comment pourrions-nous appliquer cette pensée à la complexité de la réflexion sur le climat ?