Il y a comme un testament artistique et politique dans l’opéra participatif Orfeo & Majnun, donné gratuitement pour près de 9000 spectateurs, sur le cours Mirabeau d’Aix-en-Provence, le dimanche 8 juillet dernier.
Certes, la production sort des codes habituels du genre. Le spectacle est sonorisé. Il est retransmis sur écrans géants tout au long de l’avenue pour les spectateurs les plus éloignés de la scène. Mais c’est le prix à payer pour “placer l’opéra au coeur de la cité” pour reprendre une expression chère à Bernard Foccroulle qui achève là sur un coup d’éclat sa mission à la tête d’un Festival aixois d’art lyrique qu’il a objectivement fait sortir au moins partiellement de ses habituels sanctuaires et d’un entre-soi élitiste qui lui fut souvent reproché dans le passé.
Le choix de l’argument ne doit rien lui non plus au hasard et réunit en un seul spectacle deux grands mythes des rives de la Méditerranée, cette mare nostrum qui prend ces temps-ci des allures de cimetière. Là encore, une obsession de Bernard Foccroulle, en particulier depuis que l’Académie du Festival a pris sous son aile l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée qui assure la partie musicale du spectacle.
D’un côté donc, Orfeo et son Euridyce, le mythe issu de l’antiquité grecque. Les jeunes amants sont séparés par la mort de la belle (une piqûre de serpent). Orfeo s’en va la chercher au royaume des Morts et la perd une seconde fois quand, sur le chemin du retour sur terre, il se retourne vers elle contrairement aux consignes impératives d’Hadès, dieu des Enfers.
De l’autre, Majnun et sa Leïla, conte le plus célèbre du monde arabo-persan. Les jeunes amants sont séparés par la pression sociale : “Voyez leurs regards impudiques, cette démonstration indécente. Cette fille est déshonorée”. Lui devient fou, “majnun” en arabe. Elle se suicide pour ne pas avoir à céder aux exigences de l’autre homme à qui on l’a mariée de force.
D’un côté, les caprices des dieux , de l’autre la cruauté des hommes. En traits d’union, l’amour, l’oppression des femmes, et cette question toujours terriblement contemporaine : comment vivre dans un monde en paix s’il y est interdit d’aimer en liberté ?
C’est l’autrichienne Martina Winkel qui a tiré de cette double mésaventure un livret hybride, oecuménique, et fraternel, chacun des protagonistes venant tour à tour chanter en arabe ou en anglais, un fragment de son histoire, le plus souvent en solo, plus rarement en duo, doublement soutenu par un choeur éphémère d’environ 200 chanteurs amateurs qui vient à la façon du théâtre antique tirer les leçons de l’histoire et par une narratrice, la belgo-iranienne Sachli Gholamalizad, qui coud, en français, les différents fragments du patchwork.
Trois compositeurs signent la partition elle aussi syncrétique. Le Palestinien Moneim Adwan bien connu à Aix pour y avoir créé son opéra Kalila wa Dimna, en a écrite la partie “arabe”, le néerlandais Dick van der Harst la partie “occidentale”, et le britannique Howard Moody les passages choraux. Pour la servir, l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée dirigé par l’énergique Bassem Akiki, chef libanais basé en Pologne, s’est scindé en deux ensembles, l’un classique, l’autre traditionnel arabe avec oud, kanoun et gadoulka.
Les chanteurs évoluent dans un décor sommaire – un petit théâtre d’ombres, quelques projections photographiques abstraites sur l’écran de fond de scène –, traversé de temps à autre par les belles marionnettes animalières blanches du sud-africain Roger Titley.
On les écoute d’autant mieux déployer toutes leurs qualités vocales et théâtrales. Les mélismes typiques des Palestiniens Nai Tamish Barghouti (Leïla) et Loay Srouji (Majnun) sont déchirants. La soprano française Judith Fa (Euridyce) porte parfaitement son nom dans l’aigu. Le baryton son compatriote Yoan Dubruque (Orfeo) est velouté au point d’attendrir Cerbère, le chien de garde à trois têtes qui lui ouvre la porte des Enfers.



La gageure d’Orfeo & Majnun était bien entendu d’offrir mieux qu’une juxtaposition de styles musicaux alternés, de trouver entre eux une cohérence qui fasse oeuvre. Le pari est globalement tenu. Il l’est étonnamment de mieux en mieux au fil de la soirée, au fur et à mesure que les deux couples d’amants s’enfoncent dans leur commun malheur. A ce moment où tout semble perdu, les motifs musicaux s’entrelacent et se fondent pour nous emmener, convaincus sinon convertis, vers la conclusion universaliste, voire un peu simpliste, de cet opéra : “Les noms diffèrent. L’amour est le même.” Et pourrait-on ajouter pour compléter ce tableau de poncifs, “l’humanité est une”.
A ce moment du spectacle qui s’achève, où la scène se vide, les écrans s’éteignent et la foule se disperse, où les choristes de tous âges, comblés, sont congratulés par leurs familles venues en nombre, on se dit que ce serait une audace d’une tout autre nature que de marier dans le même livret Majnun à Euridyce, Orféo à Leïla, ou même, soyons fous, Leïla à Euridyce ou Majnun à Orfeo et d’en prendre le pari musical et théâtral.
Mais l’objectif de ce projet participatif où se sont investis des dizaines d’écoles et d’associations, qui fut précédé de parades de rue à Arles puis à Aix, et qui, dûment subventionné par l’Union européenne, doit maintenant voyager vers Vienne, Cracovie, Rotterdam, Malte et le Portugal, étant de fédérer le public le plus large, on se réjouit finalement de la pertinence de ce simple message de fraternité, porté en place publique par un opéra d’aujourd’hui accessible à tous.
Comme dit si bien Bernard Foccoulle, dans le livre d’entretiens en forme de bilan intitulé Faire Vivre l’Opéra qui paraît ces jours-ci chez Actes Sud : ” L’opéra, comme tous les arts, doit prendre vigoureusement sa part dans un réveil des consciences plus nécessaire que jamais.”


