Sophie Hanne, Mathilde Rogé et Guillaume Durand
Sophie Hanne, Mathilde Rogé et Guillaume Durand

Offenbach’Ademy : mélodies en sous-sol

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Que font les jeunes chanteurs talentueux fraîchement sortis des meilleurs conservatoires entre deux engagements, quand ils ne courent pas les auditions, ne préparent pas les concours, ne dispensent pas leur savoir à des élèves moins avancés et souvent moins prometteurs ? Eh bien s’il leur reste du temps et de l’énergie, s’ils ont la foi chevillée au corps, ils ne restent pas pendus à leur téléphone entre deux vocalises. Ils se donnent en spectacle hors des sentiers battus, et mettent en scène… un casting ! C’est l’argument d’Offenbach’Ademy qui se donne chaque week-end jusqu’en janvier à la Comédie Saint Michel.

 

Comme son nom l’indique, cette Offenbach’Ademy est  théâtralement un pastiche hilarant des télé-crochets inusables de la télévision commerciale – à chacun sa minute de célébrité -, et lyriquement un florilège des airs les plus célèbres du grand Jacques Offenbach, dont le texte est parfois remanié pour les besoins de la cause, mais dont la musique est toujours bien traitée et délicieusement interprétée. De l’opéra comique au plein sens du terme !

Pour en rire et en jouir, il faut d’abord s’aventurer loin des fastes habituels des maisons d’opéra traditionnelles. En haut du quartier latin, dans ce théâtre discret surtout réputé pour ses spectacles pour enfants, ou ses mises en scènes des grands classiques du théâtre pour leurs aînés collégiens et lycéens, vous commencez par descendre à la cave – on n’est pas loin de Saint Germain -, puis vous pénétrez dans une salle aux murs de pierre, grande comme un petit cinéma d’art et d’essai – on n’est pas loin non plus de la rue Champollion -. Un simple rideau sur tringles sépare les spectateurs de la scène. Une main experte le tire. Et c’est parti !

Nous sommes chez «Vendémol», puissante usine de divertissement cathodique sans V initial dans la réalité. Elle reçoit aujourd’hui les candidats au « Jeu de l’Amour et du Bazar », emprunt anodin à Marivaux. C’est pour la chaîne MT12. Il y a 100 000 € à gagner. A jardin, une réceptionniste, Gwendoline, l’infaillible pianiste Katia Weimann, dont l’instrument est habilement travesti en bureau d’accueil, les aiguille à cour vers le petit salon d’attente où ils vont passer l’essentiel de leur journée et du spectacle.

Arrive Mélissa Lepic – la sémillante soprano Mathilde Rogé – . Elle a la mini-jupe aguicheuse, l’escarpin monté sur d’interminables pointes. Elle est esthéticienne, rêve des feux de la rampe, et commence par nous conter son équipée jusque là : «Numéro 69, avenue des Fleurs d’Or, Maisons Alfort, C’est encore loin, c’est je ne sais où!», audacieuse transposition de l’air d’ouverture de La Belle Hélène «Vers tes autels, Jupin, nous accourons joyeux, a toi nos vœux, nous voici tous à tes genoux». Prête à tout pour séduire Jupin et/ou Vendémol, elle déballe ensuite sur la table un attirail de maquillage imposant et confesse, sans doute parce qu’il faut bien une rime : «Je vais à un casting, j’ai mis mon plus beau string». C’est le registre de la soirée, grivois, parfois cru, apparemment léger, en réalité profond, toujours drôle et bon enfant. Le registre d’Offenbach en un mot.

Gontrand Montier, le fringant baryton Guillaume Durand (pas celui de la télé), rejoint bientôt Mélissa. Plus intello, presque suffisant, surtout emprunté, il se voit comme tout le monde et pour commencer affubler d’un numéro. Le 208. Dure leçon d’humilité. Il n’a pas grand chose à dire à cette «Bimbo de Monoprix» que la situation le contraint à côtoyer. «Gontrand c’est ton heure, agis comme un homme!», se résigne-t-il.

Ingrid de Keroten, la pimpante mezzo Sophie Hanne, N° 153 sur la liste, fait alors une entrée fracassante… et fracassée ! Encore ivre de son dîner mondain de la veille, elle titube comme il se doit pour entonner l’air célébrissime de la Périchole : «Ah! Quel dîner.. J’ai fait hier. Et quels vins extraordinaires! J’en ai tant bu que je suis encore grise. Mais chut! Faut pas qu’on le dise.»

Rien ne titube dans la voix de Sophie Hanne, mais Ingrid de Keroten, la bourgeoise un peu snob du concours – il en faut une ! – s’en va, son air achevé, s’effondrer sur le seul siège encore vacant pour attendre son tour.

"Ecoute-nous, Vénus la blonde. Il nous faut de l'amour !"
“Ecoute-nous, Vénus la blonde. Il nous faut de l’amour !”

Qu’ont de commun au fond ces trois personnages ? Une soif insatiable d’amour, forme ultime de la reconnaissance, des chemins jusque là divergents pour y parvenir, l’illusion momentanée et partagée que la gloire télévisuelle les y emmènera, et Offenbach en fil rouge pour nourrir et illustrer leur parcours sentimental ou simplement hédoniste.

Tout ça n’empêche pas les sentiments. L’amour n’est-il pas «une échelle immense, un nuage qui voyage»? «Oh beau nuage qui voyage, ne t’en vas pas sans nous, sans nous vers ce pays si doux ! Allons au pai – is des amours !», clament en cœur, Ingrid et Gontrand en respectant à la lettre la césure d’un goût douteux voulue par Offenbach dans La Vie Parisienne.

Gontrand finit par l’avouer : « Dans les rôles d’amoureux langoureux, je sais que je suis pitoyable ». Avant de se remettre à faire le coq, à la façon du Lindorf des Contes d’Hoffmann : « Mes yeux lancent des éclairs. J’ai dans tout le physique un aspect satanique qui produit sur les nerfs l’effet… d’un pile électrique », disait le livret de Jules Barbier, enthousiasmé comme toute son époque par la Fée Electricité. « D’un drainage lymphatique » ont préféré écrire Guillaume Durand et Mathilde Rogé, auteurs du spectacle, en prise avec la vogue présente des massages salvateurs.

Ingrid de Kéroten sort alors de son coma éthylique et s’épanche. Professionnellement, tout va bien. Elle est «assistante de direction chez LV H&M ». Elle a créé une ligne de sacs à main. Sentimentalement c’est une autre paire de manches. Le Rollon qu’elle épousa à 20 ans, n’est plus ce qu’il était, et lui paraît bien mou face à Charles-Henri. C’est pourquoi elle est là. Pour qu’à travers l’écran de télévision, Rollon la regarde de nouveau, et renaisse la flamme vacillante.

« Je t’adore Rollon », lance-t-elle, déchirante, en lieu et place du «Je t’adore brigand» de la Périchole. Elle a du mérite à s’accrocher, Ingrid: «De ce qu’on doit avoir pour plaire, tu n’as presque rien. Et pourtant. Je t’adore… Rollon et ne puis vivre sans t’adorer»

"Oh beau nuage qui voyage, ne t'en vas pas sans nous !"
“Oh beau nuage qui voyage, ne t’en vas pas sans nous !”

Et plus le spectacle avance, plus les confessions et les gags s’enchaînent, plus la raison initiale de cette rencontre, le fameux casting, devient fort heureusement secondaire y compris pour les personnages eux-mêmes. On passe d’ailleurs assez vite sur ces auditions dans le style interrogatoire de police, projecteur dans les yeux : « Ingrid, qu’est ce que vous aimez dans l’art abstrait ? – Euh ! Ça peut représenter tellement de choses ! » (sic).

Le jury, invisible semble avoir soif d’autres perles puisque Gwendoline, sentencieuse, leur annonce à mi-parcours que leur candidature à tous les trois est retenue pour un ultime tour de sélection. Ils reviennent donc pour un deuxième acte tout aussi riche en trouvailles savoureuses.

Ainsi du fameux « duo de la mouche » d’Orphée aux Enfers où le bourdonnement de l’insecte cède la place au vibreur d’un téléphone portable. « Il m’a semblé sur mon épaule sentir un doux frémissement », s’étonne Mélissa. « Bel insecte aux ailes dorées, veux tu rester mon compagnon ? Zzzzzz – Quand  on veut se faire adorer, il faut se laisser désirer », lui répond Gontrand la mouche, tout requinqué de voir enfin Mélissa-Euridyce à sa portée. « Zzzzzz, la voilà toute émoustillée, je sais parler aux illettrées ! »

Fort de ce succès, Gontrand sonne la fin de la récré. Adieux casting, adieu frivolité ! «Ah ! Que j’aime l’Humanitaire. Loin de vos futilités, j’irai sauver l’humanité», entonne-t-il sur l’air de la Grande Duchesse de Gérolstein, « J’aime les militaires, leur uniforme coquet, et leurs moustaches et leur plumet !». Et Gontrand d’annoncer son prochain départ pour l’Afghanistan.

Prise de conscience contagieuse. Ingrid et Mélissa, très amies désormais, unissent leurs voix irréprochables, pour une inévitable Barcarolle (« C’est beau la Grèce ! », lâche Mélissa, pour parler de Venise) et une interpellation à Vénus la blonde, tirée de la Belle Hélène sur la tiédeur de l’époque. «Les temps présents sont plats et fades ; Plus d’amour ! Plus de passion ! Et nos pauvres âmes malades se meurent de consomption… Ecoute-nous, Vénus la blonde, Il nous faut de l’amour, n’en fut-il plus au monde ! »

Enfin les trois compères claquent la porte sur un finale enlevé, emprunté à la Grande Duchesse. « O grandes leçons du passé, enseignement de l’histoire, ici le drame s’est glissé, éclair sombre dans la nuit noire, tout ça pour qu’en exploitant ces scènes navrantes, les producteurs de l’émission (le concierge de ce palais dans le livret original signé Meilhac et Halévy) aient aussi leur petite rente »…

On se réjouit autant qu’eux de la désertion collective et libératrice de ces chanteurs-comédiens impeccables. Nous n’étions que 25 pour les acclamer ce soir là dans les sous-sols de la Comédie Saint-Michel. Cette Compagnie du Jab dont c’est le deuxième opus mérite mieux et vous y attend. Troquez donc la Star Ac pour l’Offenbach’Ademy !

 

 

Journaliste tous terrains et tous médias, Luc Evrard crapahute depuis une trentaine d’années sur tous les champs de l’actualité. Après une parenthèse humanitaire, il revient poser son sac en coulisse pour étancher sa soif d’harmonie et de beauté. L’art est son oxygène, la musique son paradis. Il barytone ici ou là. Il lui arrive souvent de pleurer au concert.

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