Decadance © Julien Benhamou / Opéra national de Paris
Decadance © Julien Benhamou / Opéra national de Paris

Ohad Naharin offre sa « Decadance » à l’Opéra Garnier

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Le chorégraphe israëlien Ohad Naharin a investi l’Opéra Garnier avec Decadance, une pièce créée en 2000 en célébration de ses dix ans de direction artistique de la Batsheva Dance Company au Suzanne Dellal Center de Tel Aviv. Decadance est la deuxième pièce du talentueux chorégraphe à s’inscrire au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris après Perpetuum créée en 1992 pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève. Composée de dix séquences extraites de ses propres pièces, celles-ci ont été ré agencées pour produire une œuvre nouvelle. Decadance est la pièce emblématique de la compagnie, reflet de la liberté corporelle spatiale et temporelle entretenue par le chorégraphe.
Une nouvelle occasion d’apprécier l’étendue de la gamme d’énergie corporelle issue de la pratique Gaga, langage du mouvement élaboré par le chorégraphe au fil des années avec ses danseurs. Les sensations démultipliées gagnent un public qui se laisse volontiers surprendre par une habile invitation à la dimension scénique. A découvrir, revoir, ressentir.

 

Decadance © Julien Benhamou / Opéra national de Paris_ Decadance
Decadance © Julien Benhamou / Opéra national de Paris_ Decadance

L’écriture chorégraphique de Naharin s’inscrit dans la lignée des artistes pionniers de la danse moderne formés à la danse d’expression « Ausdrucktanz » des années 30 et qui ont façonné l’avant-garde chorégraphique. Dans ce contexte de bouillonnement artistique, les liens culturels entre la Palestine et l’Europe s’intensifient. Au détriment du ballet, l’engouement pour la danse moderne appréciée pour sa capacité à exprimer la subjectivité individuelle ne cesse de croître. L’émergence d’une nouvelle génération d’artistes à Tel Aviv dont Gertrud Kraus chassée par le nazisme, sera déterminante. A l’appétit culturel de la communauté juive à la suite de la déclaration d’indépendance d’Israël répond un boom artistique alimenté de sources d’inspiration de l’entre-deux guerres comme : les chœurs de mouvement « Bewegungschor » portés par les disciples du théoricien de la danse moderne Rudolf Laban, l’invention de la notation Eshkol-Wachman et la mise au point par Moshe Feldenkrais de sa méthode fondée sur la conscience corporelle. Les personnalités marquantes comme Martha Graham puis des chorégraphes porteurs du travail d’Alvin Nikolais et de Pina Baush contribuent à façonner l’heureuse synthèse entre la post-modern dance américaine et la Tanztheater.

 

Decadance © Julien Benhamou / Opéra national de Paris
Decadance © Julien Benhamou / Opéra national de Paris

Vous avez dit Gaga ? Au-delà de l’excentricité et l’époustouflante énergie, le terme renvoie à une pratique aussi inhabituelle que novatrice. Le langage Gaga développé par Naharin vise l’exploration qualitative du mouvement. L’éventail des « comment » est la matière organique préalable du « faire ». Le danseur est invité à prendre conscience des sensations aiguisées et à s’appuyer sur l’imaginaire corporel pour affiner les couleurs de mouvement. Démultipliées, les gestuelles se revisitent, se renouvellent et se ré inventent. L’espace tour à tour se dilate, se resserre et se déploie en d’autant de mondes à visiter.
Gaga provoque l’expression et en fait jaillir le mouvement en décuplé. Le corps subjectif en est son réservoir d’énergies. L’un se nourrit constamment de l’autre dans une redéfinition permanente et l’œuvre chorégraphique se fabrique sur le dialogue incessant entre individualités et production collective. Pratiquée depuis les années 90, le Gaga constitue le quotidien des danseurs de la Batsheva pour l’entraînement et la genèse chorégraphique.
A propos de sa pièce, le chorégraphe décrit : « Decadance est entièrement connecté à ma recherche sur la texture, sur le pouvoir explosif, l’exagération et la litote, tout cela en lien avec l’espace et le temps, la transformation de l’émotion en énergie ».

L’écriture de Naharin produit un corps dansant électrisé. Ecriture énergivore de l’espace intérieur qui se livre à foison dans un continuum d’explosion fulgurante et de résistance fugace à la limite de l’insoutenable.

Ecriture audacieuse qui confie à la grande aventure émotionnelle le soin de modeler le flux des mouvements. Les corps livrés aux intempéries d’un espace intérieur bravent l’inconnu de chaque instant. Le dépassement de soi comme point d’orgue de Naharin : « Parfois j’ai l’impression que mon cerveau est en feu et que la seule façon de l’éteindre est de rêvasser de chorégraphies. Chorégraphier, c’est ma manière d’aller dans des endroits où je ne suis jamais allé auparavant et dont, bien souvent, je ne soupçonnais même pas l’existence ».
En arcs tendus prêts à bondir, les corps percutent l’espace de la musique pulsée, à l’unisson dans un souffle sonore subjuguant de vérité et s’abandonnent au bref repli du coeur. On se laisse ainsi surprendre par des passages remplis de lyrisme et de poésie, aussitôt emportés par le torrent des corps électrons chargés à bloc dans un flot d’énergie explosive. Point d’économie, le corps s’extériorise. Les voix s’expulsent à pleins poumons, les corps libérés s’arquent, se resserrent et se dilatent. Les sonores énergies submergent les espaces de vibrations, la terre et le ciel se rejoignent et empoignent la scène et le théâtre tout entier.

Ecriture généreuse car le public n’est pas en reste ! Ohad Naharin nous rallie le temps d’une danse partagée, nous confrontant au secret : notre fragilité universelle face au temps du monde et la force cachée de la danse qui nous habite. A la suite d’un défilé anatomique dansé, nous sommes invités en partenaires éphémères des danseurs. Nous voici projetés au diapason de notre corporéité dansante. Les rôles se diluent, les individualités se mêlent dans l’interchangeabilité d’une situation corporelle habilement encouragée par la perméabilité de nos mondes intérieurs. Sommes-nous ouverts à notre panoplie de perceptions, aux aptitudes de notre corps à nous modeler avec nos environnements?

Fin de la pièce. Telles les vibrations que nous insuffle le trait calligraphié, la mémoire reste empreinte de flashs troublants. Complicité de nos souffles, corps vibrants, perméabilité des espaces, croisements intériorisés des regards, énergies sonores, sensations aiguisées… L’émotion d’une résonance de tout cela à la fois, orchestré avec maestria par maître Naharin.

 


Decadance
Nouvelle version.
Chorégraphe: Ohad Naharin
Musiques enregistrées
Du 28/09/18 au 19/10/18
A l’Opéra national de Paris, Palais Garnier

Le ballet créé par la Batsheva Dance Company au Suzanne Dellal Center de Tel Aviv en 2000 s’inscrit dans une nouvelle version au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris.

La danse dans tous ses champs d’expression est sa fabrique de vie. Sa poésie l’accompagne, imbriquée intimement dans ses domaines d’activités mêlant architecture, expertise en assurance et immobilier, écriture. La passion raisonnée la nourrit dans la sueur des ateliers et de la scène et la façonne en danseuse lucide, pédagogue, notatrice Laban et essayiste. Au-delà de sa vocation patrimoniale, l’écriture est un fabuleux médium de partage d’émotions à savourer et à vivre. Chroniqueuse pour Classicagenda, elle s’ingénie à délivrer au lecteur les stimuli sensoriels tels qu’ils transpirent de l’oeuvre chorégraphique et tente de l’impliquer émotionnellement en le connectant aux perceptions corporelles telles qu’elles jaillissent dans l’expérience visuelle.

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