Le Théâtre du Rond Point présentait du 5 au 15 septembre El Baile, une pièce chorégraphique conçue par Mathilde Monnier et Alan Pauls et très librement inspirée du spectacle Le Bal sur une idée originale et une mise en scène de Jean-Claude Penchenat. Créé en juin 2017 au Quai d’Angers en coproduction avec entre autres le Teatro San Martin de Buenos Aires, le spectacle reçoit un accueil reconnaissant et enthousiaste, avec un salut particulier pour les douze talentueux interprètes argentins.
Nous avions la pièce de théâtre Le Bal de Jean-Claude Penchenat, une création collective dansée et chantée du théâtre du Campagnol en 1981. Puis deux ans plus tard, Le Bal d’Ettore Scola, une vision sans parole de cinquante ans d’histoires politiques et sociales en France à travers les yeux d’un danseur de salon, un succès de cinéma.
Inspirés, Mathilde Monnier et Alan Pauls, écrivain argentin, ré inventent un Bal sous une forme chorégraphique écrite pour la scène. La chorégraphe transpose El Baile dans le Buenos Aires des années soixante dix à nos jours. Sous tendue, l’Argentine et l’horreur de ses guerres, sa dictature, le renouveau, l’amnésie sourde et les élans de survie, le jeu social et ses clichés. L’histoire d’un pays est gravée dans la chair des corps, ses larmes et ses cris. Elle se raconte par les corps dansant. Dès lors, la partition scénique invoque les danses urbaines et populaires, tango, samba, hip hop, rock, chacarera, valse tanguera, musiques actuelles,… en vecteurs de mémoire pour les corps incarnés des douze talentueux danseurs argentins. Une danse habitée de passion rouge sang, révélée dans la sueur et l’exaltation de l’être. Une écriture efficace au service d’histoires de corps théâtralisés.



Une histoire de corps. L’histoire politique n’est pas traitée ici en fiction qu’on raconte et qu’on illustre. Mathilde Monnier se sert de la danse comme seul médium. Le sujet dansant contient l’histoire politique, sociale, humaine, celle-là même, vécue et éprouvée dans la profondeur de l’être. L’affect est catalogué au rang du silence et à l’immobilité côté face cachée du miroir qui renvoie l’image de la puissance du monde et de la société établie. La danse rend visible la grammaire corporelle forgée par le fil historique. Par elle, les parfums du sensible catalysés dans la mémoire corporelle trouvent leur chemin d’existence.
Quand il s’ouvre à la danse, au chant, le corps qu’il soit rebelle ou complaisant raconte l’histoire. Une histoire cependant sans chronologie où le passé inscrit ne passe pas, se ré inscrit et reste vivace dans la fabrique d’une omniprésence.



L’espace investit l’univers, tout aussi intemporel, des emblématiques salles de bal de tango et des social clubs typiques de Buenos Aires. Deux rangées de chaises disposées face à face encadrent la piste. En habituée du lieu, la communauté de danseurs prend place peu à peu. Arrivent une à une les femmes en baskets ou talons hauts. Puis les hommes en souliers vernis. Chacun s’installe dans une atmosphère d’attente désabusée. On s’épie, on se jauge avec nonchalance. Marche fière et déhanchée, regard pénétrant, mimiques provocatrices, les genres se fondent et se confondent dans un cabotinage assuré. Le ton est donné. Par ma danse, je suis. Je danse, pétri en mon sang comme l’histoire me fait. Les individualités se révèlent tour à tour dans un jeu croisé de prise de paroles où chacun assoit son écriture, affirme son propre rythme corporel dans les textes déclamés, les chants, les pas. En solo, en couple ou en groupe, la danse crie l’existence de l’être.
Dans un crescendo exalté, les énergies se fondent dans une liesse collective, nourries du kaléidoscope des couleurs rythmiques du rock, de la salsa, du hip hop local, des musiques nouvelles et de l’électro… Tout à la joie de la désinhibition permise, le corps se lâche en cris et en pleurs, bientôt recadré par le retour aux convenances sociales, à l’anesthésie des corps et à l’atrophie silencieuse.



La séquence tango s’offre à la fin de la pièce. Un couple s’invite sur la piste. La phrase est courte, reprise et répétée sans affect visible. Le geste est mécanique, le regard vide. Une à une, les femmes quittent leur chaise pour se connecter en file indienne et suivre la danseuse dans ses pas. Quelques hommes tentent et parviennent à s’insérer. La danseuse impose alors un changement de rôle avec son partenaire. A présent « leader », elle ne tarde pas à éjecter les suiveurs pour finir le morceau musical avec son premier partenaire… qui a reconquis son rôle.
Le tango, danse sociale emblématique, « âme de l’Argentine », assoit sa prééminence dans les corps et les cœurs. El Baile installe la force de cette pérennité en métaphore des rapports de force qu’entretient l’autorité qui sélectionne, juge et impose et fait fi de l’individu divin et dansant. Le vocabulaire du corps séducteur, des vibrations émotionnelles dans la connexion entre les corps et la musique, de la sensualité du dialogue gestuel est réduit à servir d’appât pour qui est soumis aux rangs ou qui s’en soustraira.
La leçon de danse qui précède la séquence tango nous avait mis en garde. La pédagogie de la performance dérive en tyrannie du formatage absolu. L’individu qui ose affirmer sa propre écriture rythmique et l’originalité de son être dansant est exclu du groupe et relégué au mutisme.
Dans El Baile, la danse est l’exutoire des corps qui se libèrent de l’étreinte de passions refoulées.
Un demi siècle d’histoire est ici suggéré avec hardiesse et fougue par les jeunes artistes argentins qui portés par la poésie du cœur nous servent une danse généreuse, nerveuse et sanguine.