La Tosca d'Aix nous conte la tragédie existentielle de la diva
La Tosca d'Aix nous conte la tragédie existentielle de la diva © Jean-Louis Fernandez

Deux Tosca en une à Aix

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Dans un monde terre à terre, où les étoiles pâlissent vite, où les idoles se raréfient, l’opéra fait exception en produisant de temps à autre une diva, une déesse. «Si vous dites à une cantatrice qu’elle est une diva, elle y verra de la déférence, alors qu’une comédienne penserait que vous vous moquez d’elle.» Le metteur en scène Christophe Honoré tient là le fil qui sous-tend sa proposition pour la Tosca d’Aix-en-Provence.

S’il est en effet une œuvre du répertoire lyrique qui évoque l’archétype de la diva, c’est bien Tosca. L’héroïne empruntée par Puccini à la pièce éponyme de Victorien Sardou, écrite pour la diva du théâtre Sarah Bernhardt, est une artiste et une amoureuse : « J’ai vécu d’art et d’amour », revendique-t-elle fièrement dans son plus bel air. C’est une cantatrice. « J’ai offert mon chant aux étoiles, au ciel, qui en resplendissaient, encore plus beaux.». Tosca fascine les hommes, Cavaradossi le peintre, Scarpia le policier, l’art et le pouvoir, virilité de large spectre qui court pour elle et avec elle, à sa perte. Tosca enfin fut incarnée en scène par la plus grande diva de l’histoire de l’Opéra, Maria Callas qui en fit son premier (1942) et son dernier rôle (1965) en scène. On sait ce qu’il advint ensuite de la diva déchue, la voix éteinte, « le sifflet brisé» lui lançait cruellement Onassis, recluse dans son appartement parisien où elle meublait sa solitude en réécoutant inlassablement les enregistrements qui firent sa gloire. Jusqu’à la fin.

Creusant donc une piste si prometteuse sur le papier : nous conter la tragédie existentielle des divas, tout en nous donnant à voir et à entendre Tosca, Christophe Honoré choisit de remettre en selle et en scène la soprano américaine Catherine Malfitano qui fut elle aussi, en son temps et entre autres, une grande Tosca. Elle fut même immortalisée dans ce rôle en 1992 par la télévision qui à l’époque prenait encore certains risques, dans une production intégrale de l’opéra, en mondovision et en direct, tournée sur les lieux de l’action du drame à Rome : l’église Sant’Andrea della Valle, le palais Farnèse et le château Saint Ange. Elle y côtoyait, excusez du peu, Placido Domingo et Ruggero Raimondi.

Une aubaine pour le cinéaste et documentariste qu’est aussi Christophe Honoré. Les images d’archives abondent, et grâce à la vidéo, omniprésente dans les deux premiers actes de la représentation, elles permettent sur scène de superposer hier à aujourd’hui, la grandeur à la déchéance. C’est l’effet avant-après, cher aux publicités pour régimes amincissants ou crèmes antirides. La mise en scène en use tant qu’on a parfois l’impression d’assister à une soirée documentaire sur Arte. Et en split-screen, s’il vous plait, puisque deux écrans géants, où alternent archives et gros plans live surmontent le plateau.

Catherine Malfitano et Angel Blue, les deux Tosca d'Aix
Catherine Malfitano et Angel Blue, les deux Tosca d’Aix © Jean-Louis Fernandez

A l’étage inférieur, sur la scène donc, nous voilà face à deux Tosca en chair et en os pour le prix d’une. Catherine Malfitano, prima donna vieillie, ouvre sa porte à une troupe effrontée de musiciens, de chanteurs, de vidéastes et de journalistes. Leur projet un peu confus semble être de réaliser un documentaire sur la carrière de la diva ou de monter à leur tour l’opéra de Puccini ou les deux à la fois, confiants qu’ils sont (à juste titre) que leur Flora Tosca, la jeune et belle soprano américaine Angel Blue a toutes les qualités requises non seulement pour chanter le rôle, mais très probablement pour devenir à son tour une diva et supplanter l’ancêtre.

C’est la générosité de ce spectacle. Il nous montre un passage de relais, une passation de pouvoir entre ces deux femmes. La plus âgée d’abord imbue, aigrie, jalouse glisse peu à peu de la rivalité froide à la bienveillance complice et maternelle. La plus jeune d’abord timide, candide, empruntée s’affirme peu à peu pour devenir la grande Tosca terriblement séduisante, fatale et passionnée que la première ne pourra plus incarner. En plus moderne.

Et comme, bien entendu, à part une ou deux répliques de dialogue initial pour camper le décor, le livret et la partition sont intégralement respectés, tout se joue entre elles théâtralement par des mimiques, des expressions, des gestes – ah ! leur éclat de rire au salon de maquillage ! – qui signent une direction d’acteurs (doués) d’une qualité rare à l’opéra.

Une direction d'acteurs d'une qualité rare à l'opéra
Une direction d’acteurs d’une qualité rare à l’opéra © Jean-Louis Fernandez

Mais cette initiation, d’une grande intelligence théâtrale, bute en scène sur une limite. Christophe Honoré peine à faire endosser sa vision de l’œuvre par l’œuvre elle-même.

C’est un peu comme la pantoufle de vair de Cendrillon quand elle est essayée par ses sœurs. Ni le chausse-pied, ni les contorsions les plus invraisemblables n’en peuvent mais. Ça rentre mal, ou pas longtemps ou pas du tout. Ici le spectateur souffre, au moins pendant deux actes. Les artifices de la mise en scène pour imposer sa vision relèvent du passage en force et altèrent considérablement la lisibilité du spectacle.

Au premier acte, la cohue. L’évadé Angelotti, fuyant les sbires de Scarpia, débarque en intrus dans le salon de la Prima Donna, déjà envahi par la troupe de visiteurs et ses caméras. Il se fraie un chemin dans la foule, traverse la scène, croit pouvoir se réfugier un instant dans le lit de la diva, en est chassé, et disparaît comme il était venu, sur la pointe des pieds, s’excusant presque d’avoir dérangé l’assistance. Le spectateur qui ne connaît pas le livret est aussi perdu que lui. Les autres espèrent seulement que le peintre Cavaradossi, tout affairé à sa cour alternative aux deux Tosca, la vieille et la jeune, aura pu entendre son appel à l’aide.

Au deuxième acte, la fragmentation. Pour nous donner à voir tout ce qu’il a à dire et que l’opéra ne dit pas, Christophe Honoré découpe son espace scénique en huit. Les deux écrans, quatre compartiments en fond de scène, et deux salons à l’avant-scène. Ici, ces dames passent au maquillage, là Cavaradossi cuve son vin dans un élégant marcel, ailleurs les sbires de Scarpia torturent un détenu qui semble en redemander, ailleurs encore la diva s’offre un gigolo de passage, les écrans nous gratifient même d’une diapositive de Marengo quand est annoncée la victoire de Napoléon. Bref, c’est comme dans un grand magasin bien connu, il se passe toujours quelque chose. Et pour paraphraser Strauss dans Capriccio, ce n’est pas « prima la musica, dopo le parole » mais bien plutôt et jusqu’à saturation « Prima l’imaggine, dopo la musica » !

Au premier acte la cohue, au deuxième la fragmentation
Au premier acte la cohue, au deuxième la fragmentation © Jean-Louis Fernandez

Une image surclasse ce déluge digressif à la toute fin du deuxième acte. Harcelée par Scarpia – l’élégant baryton russe Alexey Markov dont le timbre et la prestance dégagent une force inquiétante – Tosca qui pense avoir obtenu de lui la grâce de Cavaradossi, s’éclipse un instant, laisse au vestiaire jean et sweat shirt, et réapparaît dans la fameuse robe rouge que portait Callas dans la mise en scène de Zeffirelli en 1964. La métamorphose en cours se confirme lorsqu’Angel Blue entonne un Vissi d’arte angélique d’une beauté sans affectation, d’un naturel qui masque à merveille une technique mature et sans reproche. Sa main ne tremble pas quand elle trucide son tortionnaire avant de la tendre, rougie de sang, vers le visage de son ainée qui s’en maquille avec délectation et résignation. Le pacte est scellé. La transmission est faite.

Dans le troisième acte, la mise en scène jusque-là en sur-régime abdique et nous fait des vacances. La musique reprend ses droits dans ce qui s’apparente à une version de concert. L’orchestre est maintenant sur scène. Les chanteurs en tenue de gala s’approchent du chef quand vient leur tour. La prima donna Malfitano se contente d’une discrète tournée d’adieu parmi les musiciens. Et c’est un ravissement ! Le ténor Joseph Calleja, Cavaradossi malmené précédemment, donne libre cours à son talent qui est grand. Son chant du cygne, E Lucevan le stelle, a l’onctuosité du miel dans les aigus pianissimi. Le chef Daniele Rustioni, cabotine un peu au centre de la scène. Mais ses moulinets spectaculaires d’une précision millimétrée entraînent vers des sommets éclatants l’ensemble des pupitres de l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Tous les musiciens s’amusent follement à rendre grâce de toute leur fougue et leur sensibilité à l’énergie, l’invention, et la richesse de cette extraordinaire musique. Quand tous les acteurs ont disparu – Cavaradossi finalement exécuté, Tosca qui le suit dans la mort pour ne pas être arrêtée, et la prima donna qui se tranche les veines dans l’indifférence générale -, la performance de l’orchestre seul en scène au tomber de rideau est saluée d’un tonnerre d’acclamations méritées.

Journaliste tous terrains et tous médias, Luc Evrard crapahute depuis une trentaine d’années sur tous les champs de l’actualité. Après une parenthèse humanitaire, il revient poser son sac en coulisse pour étancher sa soif d’harmonie et de beauté. L’art est son oxygène, la musique son paradis. Il barytone ici ou là. Il lui arrive souvent de pleurer au concert.

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