Un Requiem théâtral ouvre le Festival d'Aix-en-Provence
Un Requiem théâtral ouvre le Festival d'Aix-en-Provence © Pascal Victor

Un Requiem théâtral en ouverture du festival d’Aix-en-Provence

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Puisque notre planète semble courir à sa fin dans une insouciance de carnaval, offrons-lui un Requiem.« Donne-nous, Seigneur, le repos éternel». Et puissions nous échapper dans l’au-delà à l’Enfer que nous avons créé ici-bas.

La 71ème édition du Festival d’Aix-en-Provence, la première dirigée par le franco-libanais Pierre Audi, s’ouvre ce 3 juillet dans cette ambiance de fin du monde. Même le dérèglement climatique est de la partie. Un orage violent impuissant à rafraîchir la touffeur caniculaire, retarde d’une heure l’ouverture du théâtre de l’Archevêché. Requiem après déluge donc, et avant l’apocalypse.

Raphaël Pichon pour la musique et Romeo Castellucci pour le théâtre nous ont mitonné une soirée biblique pour les références, eschatologique pour le propos.

Le premier, Raphaël Pichon, a conçu une partition patchwork où le Requiem de Mozart, son plat principal, est flanqué d’amuse-gueules et d’entremets signés pour la plupart du même compositeur et tirés de son répertoire religieux (Miserere Mei – K.90, O Gottes Lamm – K.343/1) ou maçonnique (Meistermusik – K477B). Il le fallait pour donner à l’œuvre initiale la consistance et la durée attendues d’une soirée d’opéra. Et puis comme chacun sait, Mozart est mort avant d’avoir honoré la commande de ce Requiem. C’est son élève Süssmayr qui le termine pour que Constance, l’épouse du défunt glorieux mais couvert de dettes, puisse en tirer bénéfices et ne pas avoir à rembourser les avances reçues. Cet inachèvement et ses incertitudes corollaires nourrissent depuis la recherche musicologique, l’imagination de grands littérateurs et cinéastes (Pouchkine, Forman), et autorisent en tout état de cause quelques libertés.

Le second, Romeo Castellucci, relève le défi de donner à voir une œuvre conçue pour être entendue, de préférence les yeux fermés, dans le recueillement, les mains jointes et le genou en terre, comme il se doit pour la prière, à fortiori, une prière des morts. L’oratorio, c’est vrai, devient matière à spectacle depuis une bonne vingtaine d’années. Raphaël Pichon qui fut lui-même contre-ténor avant de devenir chef d’orchestre et de chœur, pousse même le constat plus loin. «L’oratorio mis en scène est désormais un genre en soi». Va donc pour le théâtre. D’autant que ce Requiem de Mozart – tous les musiciens qui l’ont joué ou chanté le savent – est une fresque impressionnante qui navigue sans cesse de la tendresse à l’effroi et retour, un hymne à la vie, à l’amour, à la fraternité humaine. Bref, un opéra autant qu’une messe funèbre !

Romeo Castellucci se confronte donc aux contraintes du rituel et du livret figé de la liturgie en nous proposant sa vision de la fin du monde. En fond de scène, sur un plateau initialement blanc immaculé, s’affiche tout au long du spectacle, la litanie des grandes extinctions ou disparitions du fond des âges jusqu’à aujourd’hui. On se dit que ça risque d’être long quand il commence avec les Trilobites, les dinocéphales, les placodontes, les théropodes et les tyrannosaures. On fait moins le malin quand il passe à la tourterelle de Sainte Hélène, à l’émeraude de Gould, au loup des Falklands ou au tatou arboricole. On est tenté de sortir son Gaffiot quand il en est à l’homo rudolfensis, l’homo georgicus, l’homo ergaster ou l’homo erectus. On a compris depuis longtemps quand il en vient à Oradour, Tchernobyl et Fukushima. Et on ne peut s’empêcher de sourire quand, deux heures plus tard, Romeo Castellucci annonce comme imminentes les disparitions de la montagne Sainte Victoire, du théâtre de l’Archevêché, de la musique, de l’amitié, de l’émerveillement et des larmes. Le plus émouvant – et le plus crédible – restant sans doute son pronostic de l’extinction prochaine du chant des grillons la nuit.

Heureusement pour nous, Romeo Castellucci est un formidable créateur d’images sur un plateau. C’est la marque de fabrique de son théâtre et il nous en régale.

Dès l’Introït, l’allégresse est générale, le Dies Irae tourne à la farandole
Dès l’Introït, l’allégresse est générale, le Dies Irae tourne à la farandole © Pascal Victor

Ainsi de cette femme voûtée par les ans, vêtue de gris, seule dans sa chambre où trône un poste de télévision, près d’un lit dont la vocation d’emblée limpide, est de devenir son lit de mort, mais qui s’empare avant l’échéance de la pomme originelle oubliée par terre pour la croquer avec ce qui lui reste de dents, ou au moins la humer. La banalité profane contre l’exaltation du sacré. Un chant en coulisse déclame, angélique : «Le Christ s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort.»

A son tour donc, la figurante s’allonge. La chambre grise se pare de noir. Un petit Miserere à cappella (K 90) puis les accents suaves des bassons et des cors de bassets résonnent sous les étoiles de l’Archevêché. La grand’messe commence et là, nouvelle surprise, nouvelle image : il s’agit d’une fête de village… inspirée du folklore d’Europe centrale. Jupes plissées en corolle pour les femmes, pantalons bouffants pour les hommes, couronnes de fleurs pour les unes, de lauriers pour les autres, tout le monde danse et chante. Dès l’Introït, l’allégresse est générale, le Kyrie est sautillant, le Dies Irae tourne à la farandole. Quand sonne le trombone du Tuba Mirum, des rubans multicolores se mettent à tournoyer au dessus des têtes. Les réjouissances atteignent un sommet dans le terrifiant Rex Tremendae. C’est de la fin du monde et de l’humanité, du jugement dernier et des flammes de l’enfer qu’il est ici question, mais chacun sur le plateau feint de l’ignorer ou de n’être pas concerné. Même pas peur, même pas mal. Ce hiatus saisissant provoque bien quelques remous dans la salle, peut-être aussi quelques départs le soir de la première, mais ceux qui restent, les plus nombreux, s’en accommodent assez vite, tant la vision est originale, tant ses chants et cette musique portent en eux de rythme et de vitalité, ici libérés.

Ensuite, ça se corse, l’insouciance a ses limites, la renaissance éventuelle a son prix.

D’ailleurs un enfant nous l’annonce, traversant la scène en diagonale et jouant au football avec un crâne humain, tout en poussant une fragile vocalise (Solfeggio en fa majeur- K.393/2) qu’écrivit Mozart pour sa Constance avant de la transposer ultérieurement dans le Kyrie de sa Messe en ut mineur K.427.

Pour faire bonne mesure, le Recordare qui vient ensuite tourne à la séance de torture. Le quatuor vocalement impeccable (Siobhan Stagg – soprano, Sara Mingardo – alto, Martin Metterrutzner – ténor, Luca Tittono -basse) s’en donne à cœur joie. L’espèce humaine dont on a maintenant bien compris qu’elle serait, sauf miracle, la prochaine sur la liste des grandes extinctions, est à présent incarnée par une fillette passive qu’on accroche dans un premier temps au mur du fond de scène comme à un porte-manteaux, avant de la souiller de divers pigments et liqueurs, dont bien entendu un bon seau de rouge sang, puis de la revêtir d’une peau de bête et des cornes afférentes et de la renvoyer à son infernale bergerie. Rien à dire, c’est le texte paraphrasé. « La faute rougit mon visage… Sépare-moi des boucs, accorde-moi une place parmi tes brebis ». Peut-être, mais pas encore, pas tout de suite.

Arrive le Confutatis, Dieu ayant fait son tri parmi les vivants et les morts et confondu les maudits, les rescapés lui demandent d’une seule voix : « Prends soin de mon heure dernière » et sortent les grands moyens. Ils plantent des orangers déjà en fruits avec force humus et, on l’imagine, compost bio, puis sur le Domine Jesu qui annonce la lumière au bout du tunnel, ils dansent ensemble autour d’un grand mât, au sommet duquel sont plantés des rubans, un par personne. Chacun s’en saisit et la ronde qui s’en suit, rigoureusement chorégraphiée – trois pas en avant, trois pas en arrière, un pas sur le côté -, transforme le tout en tresse multicolore, et cousue main. Pourquoi s’en faire, puisque le salut est promis à Abraham et sa descendance. Quam olim Abrahae !

L’épilogue approchant, il faut souligner ici la performance extraordinaire du choeur Pygmalion, qui réussit dans ce capharnaüm à nous livrer une prestation impeccable. Les pupitres dispersés gardent leur cohérence, les attaques sont nettes et franches, les nuances sont précises, subtiles pour les pianissimi, sans relâchement pour les forte. Ces chanteurs dansant ont du souffle et du métier. En revanche, la symbiose avec la fosse est perfectible. Comme si l’orchestre était déconnecté des danses frénétiques du plateau, comme si Raphaël Pichon peinait à imposer son trait d’union.

Romeo Castellucci a gardé le meilleur pour la fin des temps. Quelques images encore. Pendant le Sanctus, les chanteurs massés à cour quittent le groupe l’un après l’autre pour aller se jeter sur la carcasse noire d’une voiture accidentée où il mime la collision, prend brièvement la pose avant d’aller s’allonger à jardin où s’alignent sagement les victimes. Jugement dernier, suicide automobile, ou la faute à pas de chance. Allez savoir.

Sur l’Agnus Dei, la fillette fait son retour, doux agneau de Dieu désormais débarrassé de ses oripeaux de bouc. La troupe se déshabille comme il se doit pour se présenter sans décors devant le Seigneur miséricordieux. Et toute cette humanité débarrasse le plancher, en une lente procession, sur la reprise du thème initial de l’Introït. Requiem aeternam.

Entre-temps, l’homme en scène a fait du plateau blanc immaculé dans toutes ses dimensions un affreux cloaque couvert de ses déchets. Romeo Castellucci file la métaphore. Son plateau se soulève jusqu’à la verticale, tel une benne à ordures, et la pesanteur étant ce qu’elle est, les détritus glissent progressivement jusqu’au sol. Le grand ensevelissement a commencé. C’est beau comme un tableau abstrait géant d’Anselm Kieffer. Et tout aussi saisissant.

Un messager du ciel, le garçon qui shootait dans un crâne une heure plus tôt vient nous informer que les élus, conduits par les anges, sont bien arrivés au paradis. In paradisum deducant angeli. D’abord seul, puis à l’unisson avec les mêmes voix angéliques venues de la coulisse qui ouvraient le spectacle. La boucle est bouclée, la messe est dite. Le rideau tombe sur un bambin seul sur le plateau désormais dénudé qui semble se demander ce qu’il fait là, ce qu’on attend de lui, ou ce qu’on attend pour venir le chercher… Sans doute le pionnier d’une éventuelle renaissance maintenant que tout est éteint.

Journaliste tous terrains et tous médias, Luc Evrard crapahute depuis une trentaine d’années sur tous les champs de l’actualité. Après une parenthèse humanitaire, il revient poser son sac en coulisse pour étancher sa soif d’harmonie et de beauté. L’art est son oxygène, la musique son paradis. Il barytone ici ou là. Il lui arrive souvent de pleurer au concert.

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