Le Roi Arthus
Le Roi Arthus

Le Roi Arthus, voyage de la légende au symbole

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L’Opéra Bastille accueille à son répertoire Le Roi Arthus d’Ernest Chausson. Postromantisme de vigueur, fascination pour les légendes du Moyen-Âge – Chrétien de Troyes a laissé sa marque dans le livret du compositeur –, lecture résolument française d’un désamour, l’œuvre est façonnée de telle sorte à brouiller les pistes et les repères préconçus, représentant avant tout la fin d’un monde : celui de la Table Ronde, d’un code de l’honneur en proie au doute et à la jalousie, celui, utopique, qu’Arthus et Merlin s’étaient construit comme idéal de vie, qui trouve résolution dans le sommeil.

 

Le roi Arthus (Thomas Hampson), revient au pays, victorieux des Saxons. Il ne sait pas encore que son plus fidèle, Lancelot (Roberto Alagna et Zoran Todorovitch), vit avec la reine Guenièvre (Sophie Koch) une passion amoureuse dont Mordred se saisira par jalousie pour jouer des dissensions naissantes au sein de la Table Ronde et accélérer la chute du royaume et de l’idéal chevaleresque.

À entendre le premier acte du Roi Arthus, on est saisi par des cuivres riches, éclatants, une écriture qui ne s’encombre pas de subtilités comme le Poème de Chausson peut en offrir à l’écoute : il s’agit bien d’un finale sur lequel l’œuvre s’ouvre, à double vocation. D’abord, héritage de la tragédie classique : exposer les protagonistes ; mais ensuite, et surtout, signer un manifeste de l’art officiel, de « l’art pompier ». Rappelons que le Roi Arthus est composé entre 1886 et 1895, à cette époque où la bataille de Sedan résonne encore, où les premiers boulons sont posés à la Tour Eiffel et qui voit la création de la plupart des peintures et sculptures qui seront plus tard exposées au Musée d’Orsay. En couronnement, les dernières mesures de l’acte I sont dignes des plus grandes heures du péplum, on pense à La Chute de l’empire romain. Gageons qu’avec cette entrée au répertoire, le style pompier retrouvera sa place dans les films à venir…

Pourtant, tout au long de l’opéra, Ernest Chausson s’attachera à déconstruire ses influences, épousant par l’acte de création la trame narrative, au même titre qu’il luttera contre le syncrétisme wagnérien. D’abord, la partition gagne en détails : avec le poison de Mordred, les premiers chromatismes apparaissent, piano, cachés dans la masse des cordes. À une structure harmonique simple (« les peuples heureux sont des peuples sans histoire »), succède une écriture chromatique qui s’étoffe, empruntant à Wagner la dimension dramaturgique (cor anglais, clarinette contrebasse, pour leurs premiers grands rôles à l’opéra), chez Chausson cependant annonciateurs de malheurs, et à Debussy l’humble résolution fataliste que l’on pourra retrouver dans Pelléas et Mélisande, en 1902.

Les deux actes qui suivent prolongent le grand decrescendo qui caractérise toute l’œuvre. Ce n’est pas une descente aux enfers, non, c’est un long abandon qui ne se nourrirait pas de rancœur : c’est peut-être là la véritable geste chevalière, l’acceptation par Arthus non de sa propre mort mais de la fin d’un monde, qu’il incarna au plus haut point. Le Laboureur revient par deux fois, plus croque-mort, exhumant une dernière fois le motet du Moyen-Âge et la chanson de geste, avant de traverser la scène par une seconde apparition dans un couplet de style plus romantique, pour une interprétation tout en profondeur et retenue. Le dilemme cornélien lui aussi, cet impossible choix entre amour et honneur, qu’impose Guenièvre à Lancelot, est très vite désacralisé. Lorsque Lancelot se décide à mentir à son roi, niant avoir blessé Mordred et aimé la Reine, la guerre dont son choix dépendait est déjà là (trompettes hors scène). Merlin lui-même, le temps d’un songe avec Arthus, ne revient que pour renforcer le sentiment d’inquiétude et d’étrangeté du spectateur. Comme aujourd’hui, la guerre est le fruit de la passivité de beaucoup et de la velléité de quelques uns. Chausson afflige une grande punition à la légende : il enlève au chevalier le privilège de la tragédie au profit du cours des événements, et du destin des hommes.

Surtout, la partition de Chausson témoigne d’une très belle orchestration, invoquant des alliages sortant des sentiers battus. Nous l’avons dit, la clarinette contrebasse et le cor anglais sont pleinement reconnus dans leurs qualités sonores, et la part belle est faite aux solos d’altos comme à l’introduction du célesta. La trompette, de manière étonnante, incarne la jalousie le temps d’un solo accompagnant Mordred, pour devenir de plus en plus mélancolique par la suite. Le violoncelle, instrument de l’intérieur s’il en est, se fait chant de l’extérieur, ce sont les grandes pleines de Cornouailles telles que l’imaginaire commun nous les dessine. Et c’est là que le processus prend corps : personnages, légendes, s’évaporent, se retrouvent et trouvent le repos comme Chausson le fait lui-même dans sa longue lutte pour l’indépendance créatrice.

Dommage cependant que la direction de Philippe Jordan, à la gestuelle si charismatique, ne se contente que d’imiter la forme de la respiration sans véritablement faire respirer la musique de Chausson.

Le roi Arthus © Andrea Messana / Opéra national de Paris
Le roi Arthus © Andrea Messana / Opéra national de Paris

Sur la mise en scène

Lors du soir de la première, les metteurs en scène auraient subi – paraît-il – les huées du public. Il est vrai que la mise en scène de Graham Vick n’est pas toujours pour faire rêver, et les différents protagonistes – Sophie Koch, en plus d’être une chanteuse exceptionnelle, est une artiste magnifique – ne sont pas toujours mis en valeur. Relevons cependant certains détails intéressants qui, à notre sens, témoignent d’une approche trop peu exploitée de l’art aujourd’hui.

Avec pour toile de fond et fixe le paysage d’une colline et d’une tour s’élevant seule, le décor plante un invariant de la mise en scène. Dès lors, à partir de ce canevas immuable, l’espace interne peut être distordu : la table ronde, puis surtout la maison d’Arthus sont vues sous plusieurs facettes, avant et arrière, avec toujours la même colline en fond de scène, suggérant que ce n’est plus le monde qui tourne autour du royaume d’Arthus, mais bien son monde qui tourne sur lui-même, se rétractant, se rétrécissant comme une peau de chagrin avant d’imploser et disparaître complètement. L’exercice donne alors sa profondeur au livret, qui reste structuré par les trois unités chères à Aristote : de lieu, de temps, d’action.

D’une structure classique, le Roi Arthus, tout en nuances, déconstruit les codes, et Ernest Chausson comme son alter ego marchent côte à côte vers le sommeil, à la fin de cette aventure que fut l’opéra. Finalement, la légende perd de sa violence et entre dans la voie du symbolisme : le Roi Arthus nous parle de notre monde, de ses pertes de repères et des vertus du rêve.

 


Drame lyrique en trois actes et six tableau (1903)
Musique et livret d’Ernest Chausson (1855-1899)

Philippe Jordan, Direction musicale
Graham Vick, Mise en scène
Paul Brown, Décors et costumes
Adam Silverman, Lumières
José Luis Basso, Chef des Choeurs

Sophie Koch, Genièvre
Thomas Hampson, Arthus
Roberto Alagna, Lancelot
Alexandre Duhamel, Mordred
Stanislas de Barbeyrac, Lyonnel
François Lis, Allan
Peter Sidhom, Merlin
Cyrille Dubois, Un Laboureur
Tiago Matos, Un Chevalier
Ugo Rabec, Un Écuyer
Orchestre et Choeur de l’Opéra national de Paris

 

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