What type of music do you enjoy the most and why ?
– Spiritual art music. Because it wants to please God.
Karlheinz Stockhausen
Dans le cadre du cycle que la Philharmonie de Paris consacrait à Stockhausen fin janvier 2016, le musicologue Laurent Féneyrou a donné une conférence sur le rapport du compositeur allemand à la religion. Il a fait bénéficier Classicagenda de son propre texte, dont nous publions ici des extraits librement choisis :
Dans une nouvelle écrite le 20 août 1948, et récemment retrouvée, Es war wie ein Rufen…, Stockhausen donnait à la musique le pouvoir d’ouvrir le ciel. C’était presque deux ans avant les Chöre für Doris, les Drei Lieder et Chorale qui chantaient l’Agnus Dei, donateur de paix, le legs divin de la semence, du fruit et de l’amour, ou encore l’extase offerte à la gloire de Dieu. Stockhausen lisait alors Hermann Hesse, Das Glasperlenspiel, dont le personnage central, Josef Knecht, partageait avec lui l’idée d’une humanité musicienne, désireuse de concevoir et former le monde musicalement.
Le titre de la nouvelle de 1948 introduisait surtout un mot, der Ruf, que Stockhausen ne cessera ensuite d’employer. Nous écoutons parce que nous appartenons à l’appel, musical, spirituel, cosmique, qui nous est lancé ou que nous lançons à travers la prière, en tant que relation à l’Autre, indicible. Ce n’est donc pas parce que nous sommes à l’écoute que nous sommes appelés, mais à l’inverse, parce que nous sommes appelés que nous pouvons écouter. Cette écoute, qui suppose d’abord de faire silence, autour de nous et en nous, pour appréhender ce qui nous est adressé, est l’objet d’un art, un art de l’écoute. La radicalité de son engagement se mesure à l’aune de cet appel et de cette écoute, qui influent sur la conduite musicale. L’appel de l’homme se distingue-t-il ici de celui de Dieu ? Dieu appelle en tant qu’il crée. La première vocation est vocation d’être : « appeler, c’est créer [vocare est creare] », résumait Nicolas de Cues qui, s’adressant à Dieu, écrivait aussi dans le De visione Dei : « Tu parles par Ton verbe à toutes choses qui sont, et Tu appelles à l’être celles qui ne sont pas. Tu les appelles donc pour qu’elles t’écoutent, et, quand elles T’écoutent, elles sont. » Du néant à l’être, la création est une clameur divine.
Stockhausen le savait, lui qui aimait à citer le verset I, 3 de la Genèse : « Dieu dit : “Que la lumière soit et la lumière fut” », au point de l’établir expressément comme source de son cycle Licht et du cycle suivant, Klang, alternance de la nuit et du jour. Cette alternance entre lumière et ténèbres domine l’idée de la lumière du Christ comme manifestation de celle de Dieu, qui se révèle dans la Transfiguration. La mystique médiévale confronte les opposés pour les dépasser et les dominer : Dieu est source de l’harmonie qui unit les opposés, la lumière et les ténèbres, l’universalité et de la singularité. Cette harmonie, cette coïncidence initiale, réunit ce que l’entendement humain avait disjoint et s’accomplit dans l’infini ; Stockhausen souligne ainsi les limites de la raison par rapport notre soif d’absolu : sur notre intelligence, « notre âme est toujours en avance ».
Dès lors, la lumière de Kontra-Punkte serait-elle ce qui, pénétrant le Tout, unifie les contraires, les fait coïncider ? Cette lumière qui réunit se donne l’union comme principe : principe sonore (un élément unique fait de quatre dimensions : durée, force, hauteur, couleur), principe temporel (unité de temps où chacun des moments, partiels ou regroupés, se réfère à la totalité), principe organique – et la fameuse phrase :
L’Evangile selon saint Jean commence avec la phrase : “Au commencement était le Verbe” ; j’ai dit à la place : “Au commencement était la Mélodie”.
Une mélodie qui serait aux sons qui la constituent ce que la lumière est aux objets qu’elle illumine.
N’est-ce pas Dieu que Stockhausen nomme ? « Ce que j’accomplis ne vient pas de moi », écrit-il souvent dans ses textes, établissant ainsi l’équivalence entre l’acte de composer et une transcendance que la musicologie, longtemps attentive seulement à la virtuose élaboration de notions théoriques et à l’extraordinaire inventivité musicale du compositeur, a atténuée. Car l’origine divine de ce qui est accompli ne fait aucun doute, Stockhausen citant l’Évangile selon saint Matthieu dans une lettre de 1952 : « Ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » (X, 20). Une foi religieuse irrigue donc son œuvre et sa pensée et, contrairement à Olivier Messiaen qui distingue l’Église de la scène musicale – y compris dans Saint François d’Assise, selon Stockhausen –, notions, concepts et partitions sont d’emblée indissociables de son catholicisme, choisi « presque contre contre-pied aux attitudes nihilistes, sartriennes, de l’après-guerre ». Ce catholicisme n’est ni scolastique, ni dogmatique, mais expérience mystique, union à l’Absolu, dépassement du sensible et de la raison, abandon de soi pour atteindre la connaissance de Dieu.
La mystique de Stockhausen est une mystique du nombre et du son comme harmonie du monde. De ce mysticisme attestent aussi les emprunts à d’autres religions – islamisme, hindouisme, bouddhisme, zen… –, de plus en plus nombreux au cours des années 1960-1970 : la trajectoire religieuse de l’œuvre de Stockhausen décrit en fait une régression de l’enseignement (de plus en plus apocryphe) de la Bible et de Jésus, à la Déité qui l’englobe dans une cosmologie et une « voie suprareligieuse ». Chacune des religions n’est plus qu’une « facette d’un esprit universel, de l’esprit total ». Stockhausen ne nous enjoint-il pas lui-même de nous libérer de ces questions :
« La seule chose qui est importante, dans la langue, pour moi, et compréhensible dans la communication humaine, c’est justement la loi de Dieu. »
Cas pratiques
Né d’un projet de messe électronique que Stockhausen avait souhaité créer dans la cathédrale de Cologne, le Gesang der Jünglinge utilise comme matériau un extrait du Livre de Daniel, le « Cantique des trois jeunes gens ». La composition, sélectionnant syllabes et voyelles dans diverses traductions allemandes, selon les besoins, correspond à cette prière récitée à la fin la messe catholique. Outre le mot Strahlen, qui dénote le rayonnement, le resplendissement, la radiation ou la brillance – la lumière, encore –, Stockhausen a recours à des syllabes résultant des opérations de permutation sur différentes lettres des vocables. Théologiquement, cette œuvre est un jubilus, un cri de louange et d’allégresse, l’expression même de l’extase spirituelle, de l’exaltation de Dieu « par-dessus tout » et de la joie parfaite. En témoignent les esquisses de l’œuvre, ses « Ju-u-u-u-u-u-belt». La joie, notion religieuse essentielle à l’œuvre de Stockhausen, expérience distincte du seul plaisir, mauvais, mais aussi de la béatitude, davantage reçue, passive donc, est ici jubilation à la révélation du divin, émotion apaisant toute peur et toute tension, participation à la vie de Dieu et de son œuvre.
Momente est traversé de citations du Cantique des cantiques dans la traduction allemande de Martin Luther. L’œuvre atteint une jubilation, théâtrale, instrumentale, vocale, phonétique et sémantique, et l’invention musicale traduit une immense effusion, une ivresse de la vérité et de la durée. De la succession de moments distincts (applaudissements, timbres de l’orgue, voix soliste) naît un temps étiré. Rompant avec le laconisme habituel, une telle durée illumine les attributs du moment, de sorte que la forme oscille entre l’énoncé dynamique d’un événement et sa transformation dans une durée statique. Musique de l’extase où s’unissent donc, paradoxalement, repos et mouvement. Les éléments se fondent alors, divisés entre événements principaux et événements satellites, qui se réfèrent chacun à la totalité de l’œuvre. Momente fait ainsi montre d’une extraordinaire capacité à exprimer et à réaliser une pensée universelle, une vision spirituelle du monde.
Cycle des sept jours de la semaine, Licht est un théâtre liturgique en sept opéras, un rituel total, une somme symbolique, une cérémonie de sons, de mots, de gestes et de couleurs. Tout au long de Festival, première scène du troisième acte de Donnerstag aus Licht, alors que Michael entre sous une triple forme dans sa résidence céleste, combat le dragon et se querelle avec Luzifer, des Chœurs invisibles chantent des extraits de trois écrits : le Testament de Moïse, l’Apocalypse syriaque de Baruch et le Testament de Lévi. On y devine un goût certain de Stockhausen pour leurs qualités poétiques, l’ésotérisme de leurs sources et de leurs mots, leur symbolisation de la fin des temps, jusqu’à la lumière, la paix et la joie éternelle, qui ne viendront qu’après une destruction, l’apocalypse. Soulignons que ces écrits sont confiés à des chœurs invisibles, accentuant encore la dimension métaphysique du propos.