Après trois années blanches, en raison de la crise sanitaire puis de la guerre en Ukraine, le Festival international de Colmar ouvre une nouvelle page de son histoire avec Alain Altinoglu, qui dirige l’Orchestre de la Radio de Francfort pour les trois premiers grands concerts du soir. Nous avons assisté aux deux derniers, avec deux grands solistes d’aujourd’hui, le violoniste Serguey Khachatryan le jeudi 6 juillet et le lendemain le hautboïste François Leleux.
Chef permanent de l’Orchestre de la Radio de Francfort depuis 2021, Alain Altinoglu souhaitait ouvrir son premier Festival de Colmar avec un condensé de la palette de la pratique symphonique d’aujourd’hui et quelques uns des plus grands solistes actuels. Après une soirée d’ouverture avec Alexandre Kantorow dans le Concerto pour piano n°4 de Beethoven et la Symphonie n°4 de Mahler, le deuxième programme propose une expérience inédite de concert-dégustation en seconde partie. L’Ouverture de La Khovanchtchina de Moussorgki séduit d’emblée par une battue fluide et souple mettant en valeur l’évanescence des couleurs instrumentales qui fait penser à l’art de Rimski-Korsakov et suggère le mystère immémorial des traditions.
Créé en 1940 par David Oïstrakh, le Concerto pour violon de Khatchatourian compte parmi les piliers du répertoire du vingtième siècle qui, dans un geste d’intégration du folklore, rappelle Bartok, mais peut verser dans une certaine grandiloquence. Avec Serguey Khachatryan, qui avait enregistré l’opus au tout début de sa carrière en 2003, la démonstration virtuose, constamment habitée par une musicalité intense, ne verse jamais dans la vanité. Son jeu exceptionnellement racé, avec une sonorité de velours et une ligne à la fois nerveuse et raffinée, nourrit le vigoureux Allegro augural d’un sentiment qui s’épanouit irrésistiblement dans les délicats ondoiements d’un Andante aux allures de nocturne ponctués par des touches orchestrales habilement distillées. La sève mélodique se transforme dans le finale en un étourdissant perpetuum mobile porté par un archet enlevé. Le soliste offre en bis une chanson spirituelle de son Arménie natale.
Correspondances sensorielles
A la fin de l’entracte sont distribués – avec une remarquable efficacité – les plateaux de quatre bouchées conçus par Eric Girardin, le chef du restaurant gastronomique La Maison des Têtes, en contrepoint des Tableaux d’une exposition de Moussorgski, pour une expérience de correspondances sensorielles. Si l’acidité du caviar d’aubergines et de la tapenade imite l’étrangeté du Gnomus, la panna cotta de petits pois met sur le palais, par sa douceur croquante, la tendresse amusée des jeux d’enfants des Tuileries. Le velouté de la truite fumée peut suggérer les textures des paletots de Samuel Goldenberg et Schmuyle, quand les Catacombes ont la suavité du chocolat, caramel et mascarpone. Et la conclusion de La Grande Porte de Kiev confirme, par sa solennité irradiante, l’instinct de coloriste d’Alain Altinoglu qui s’est déployé avec une gourmandise opportune au fil de ce cycle de miniatures orchestré par Ravel.

Le lendemain, vendredi 7 juillet, le chef français dirige un programme placé sous le signe de Mozart. Après une Ouverture des Noces de Figaro qui ici ne boude pas une certaine impatience juvénile, le Concerto pour hautbois que Richard Strauss a composé à la fin de sa vie se souvient du modèle mozartien, dans un élan de conversation en musique qui ne peut manquer de rappeler l’opéra Capriccio écrit quelques années plus tôt. François Leleux en livre une interprétation magistrale, avec une volubilité d’une agilité sans pareille. La nostalgie qui affleure dans l‘Allegro moderato et s’alanguit dans l‘Andante respire une délicieuse fraîcheur pastorale. La faconde du soliste, presque constamment sollicitée, s’envole dans le finale, et plus encore dans une transcription de l’air de Monostatos « Alles fühlt der Liebe Freuden » dans La Flûte enchantée. En seconde partie, la Symphonie n°40 met en évidence une maîtrise dans la fusion dynamique des saveurs et de couleurs des pupitres. Cette approche qui métabolise de manière personnelle l’héritage des baroqueux magnifie le balancement dialectique du phrasé dans un finale haletant dont Alain Altinoglu révèle la quintessence, avec une générosité communicative qui s’affirme comme l’un des marqueurs de cette nouvelle page de l’histoire du Festival de Colmar.