A grid of physical entities, 2012 © Rune Guneriussen / Courtesy of Galerie Olivier Waltman, Paris

Wagner, maître conteur

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« Je ne peux pas entendre autant de Wagner ! Ça me donne envie d’envahir la Pologne ! », s’exclame Woody Allen en quittant à grandes enjambées le Metropolitan Opera, dans Meurtre mystérieux à Manhattan. Cette phrase, adressée à une Diane Keaton qui serait bien restée jusqu’au bout du Vaisseau fantôme, résume à elle seule ce que les wagnerophobes ne peuvent supporter dans l’œuvre du compositeur le plus controversé de l’histoire de la musique. Et pourtant… est-ce que Woody Allen aurait claqué la porte de l’Opéra Bastille au beau milieu des Maîtres chanteurs de Nuremberg, hier soir ? Il est permis d’en douter, tant la nouvelle production de l’institution parisienne nous montre la face cachée de Richard Wagner, dans une mise en scène pétillante et ludique signée Stefan Herheim.

Wagner, ce n’est pas seulement ce bonhomme austère et mégalomane qui se contemple le nombril au beau milieu de l’histoire de la musique. Wagner, c’est aussi un type marrant, un insomniaque qui s’occupe en faisant frétiller sa plume sur le papier à musique en dodelinant du bonnet, un grand bambin qui empile trois cubes sur une caisse pour en faire un décor de guignol, une sorte de Walt Disney avant l’heure, qui dispose ses playmobils sur son plan de travail entre deux bouquins de Schopenhauer. Stefan Herheim fait preuve d’une habileté et d’une inventivité sans pareilles pour nous montrer l’atelier du compositeur comme on ne l’a jamais vu, transformant la scène de l’Opéra Bastille en un Toy Story pour adultes nostalgiques de leur enfance. Les personnages de Wagner rencontrent les créatures des contes de Grimm, dans l’atmosphère du Songe d’une nuit d’été shakespearien, avec un soupçon de coquinerie que Woody Allen n’aurait pas renié… Le songe vire en effet à la comédie érotique, quand une Blanche-Neige mal rafistolée sort du placard avec un de ses sept petits compagnons.

On en viendrait presque à douter : c’est du Wagner, ça ? Mais il n’y a pas de quoi envahir la Pologne ! Nous sommes au cœur de la quête de Herheim à la mise en scène et de Jordan à la baguette : creuser sous les strates historiques qui se sont amoncelées depuis un siècle et demi pour retrouver le texte de Wagner, compositeur de l’opéra comique Les Maîtres chanteurs de Nuremberg. Cela ne signifie pas occulter le nationalisme présent explicitement dans l’œuvre (présence assez étrange d’ailleurs, ajoutée sous l’influence de Cosima Wagner au beau milieu du happy end final) ; cela se traduit simplement par une tentative de reconstitution du contexte, qui s’appuie par exemple sur Thomas Mann. Celui-ci écrivait, en 1933, alors que se profilaient les plus sombres heures du siècle dernier : « On n’a absolument pas le droit de prêter aux gestes, aux déclarations nationalistes de Wagner leur sens actuel – le sens qu’elles auraient eu aujourd’hui ». Il définissait ensuite un nationalisme wagnérien « spiritualisé et étranger à la politique ». Il n’y a donc pas d’antisémitisme exacerbé dans la mise en scène de Herheim, alors que le personnage de Beckmesser pourrait constituer une source intarissable de caricatures. Nous avons également bien vérifié, aucun drapeau nazi ne flotte sur le plateau de l’Opéra Bastille pendant la représentation. Non, Wagner est ici désespérément ancré dans son temps, comme le montrent les décors magnifiques de Heike Scheele et les costumes somptueux de Gesine Völlm. Le nationalisme est visible, l’antisémitisme est palpable, mais rien de tout cela n’est surligné au lourd marqueur du XXIe siècle. Wagner éloigné du nazisme, il n’y a pas à dire, c’est rafraîchissant.

Maîtres chanteurs de Nuremberg
© Vincente Pontet / OnP

Du côté de la direction de Philippe Jordan, les mêmes questions se sont posées, dans une même démarche. Les traditions interprétatives ont la dent dure, ainsi qu’il l’explique dans le programme de l’Opéra, dénonçant « un malentendu majeur ». Ce spécialiste de Wagner (depuis ses remarquables interprétations du Ring, de Tristan, de Parsifal, on ne peut guère le taxer d’inconscience) prône également un retour au texte, regrettant l’aspect monumental qu’on attache trop souvent à la musique des Maîtres chanteurs, beaucoup plus légère qu’on ne croit : « un hymne à la bonne humeur ». Dans la fosse, il joint le geste à la parole, dessinant en souriant de longues phrases mélodiques sans perdre le sens de l’articulation du détail, suivi comme son ombre par l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra.

Le résultat est saisissant, et alors que le menu pourrait effrayer, avec ses trois actes, ses sept tableaux et ses presque six heures de musique (en comptant les entractes), nous avons affaire à de la haute gastronomie, qui chatouille les papilles sans lester l’estomac. Si le premier acte, le moins passionnant des trois, reste finalement assez statique et conventionnel, le deuxième révèle un grand moment de comédie jubilatoire ; le bouquet final du troisième acte, avec ses mouvements de foule et ses chœurs tonitruants, achève de nous visser aux accoudoirs. L’œuvre se conclut par un happy end complet, digne des comédies romantiques hollywoodiennes les plus kitsch. L’honnêteté, l’art (allemand, tout de même) et l’amour triomphent, nos deux futurs époux vivront heureux et auront beaucoup d’enfants, le metteur en scène fait des sauts de cabri pour montrer sa joie, le rideau tombe et le public parisien se disperse doucement en souriant béatement. Décidément, cette nouvelle production des Maîtres chanteurs de Nuremberg est hors concours.


Opéra national de Paris – Opéra Bastille

Die Meistersinger von Nürnberg, opéra de Richard Wagner (1868)

Première le 1er mars | du 1er au 28 mars 2016 (nouvelle production)

Direction musicale : Philippe Jordan | Mise en scène : Stefan Herheim

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