Ecouter Gruppen, c’est chercher constamment des adjectifs. Les cordes pincées d’une harpe sont interrompues par une frappe acerbe de tom, qui lance une discussion confuse entre percussionnistes, reprise par la guitare électrique, qui est coupée à son tour par le cri strident d’une clarinette. Chaque instrument réclame bruyamment, agressivement – ou au contraire, plaintivement, pitoyablement – l’attention du public : « Ecoutez-moi ! — Non, moi ! Par ici ! ». Les orchestres de Gruppen sont des entités distinctes qui se disputent l’attention, se cherchent, se questionnent – mais qui ne parlent jamais d’une seule voix. Finalement, cette œuvre pour trois orchestres est plutôt écrite pour un ensemble de 109 solistes spatialisés, c’est-à-dire, répartis dans la salle et dirigés par trois chefs différents. Stockhausen utilise cet effectif pour réaliser une pièce où les tempos, durées et hauteurs sont déterminés par des procédés sériels, avec des moments plus libres – des insertions (Einschübe). Ces aperçus de liberté sont toujours présents dans les œuvres sérielles de Stockhausen : le jeune compositeur qui se met volontiers sous le joug du sérialisme se permettait des fenêtres ouvertes à son oreille, son intuition. Au cours des années, c’est l’intuition qui prendra le dessus, jusqu’à devenir tyrannique à son tour.
Le sérialisme est une technique compositionnelle développée par Schönberg et repris par de nombreux compositeurs après : Pierre Boulez, Luigi Nono, Karlheinz Stockhausen, Milton Babbitt… Le concept de base est une série qui utilise les douze sons chromatiques, sans qu’un son soit plus important qu’un autre. Cette série de notes peut être joué en sens inverse (rétrograde), en forme miroir, ou en miroir du rétrograde. Dans le sérialisme intégral (celui pratiqué par Stockhausen), d’autres paramètres sont également mis en série, comme les durées des notes (croches, noires, rondes…), les dynamiques (forte, piano…), les attaques (staccato, legato…), etc. Ces séries sont traitées de la même manière que les séries de hauteurs. Ce qui en résulte est une musique de contrastes sans logique apparente à l’écoute, mais l’idée principale de ce système si contraignant était en fait de libérer les compositeurs d’un système encore plus contraignant, car profondément enraciné dans la culture occidentale : la tonalité.
Un équilibre tenu entre liberté et contrainte – poussées chacune aux extrêmes – est manifeste dans l’œuvre de Stockhausen (1928-2007) tout au long de sa vie. Regardons deux moments précoces de sa vie de compositeur : Gruppen, composé entre 1955 et 1957, et les Klavierstücke, composés entre 1951 et 1961. L’écoute de ces œuvres présente des moments de plaisir purement sensuel, suivis de passages noueux, où les efforts de l’auditeur à suivre le déroulement des idées sont frustrés par des procédés sériels complexes. Le compositeur personnifie ces contrastes : il prêche l’unité et une libération des conventions, dans ses compositions et dans sa vie personnelle, mais il exige un contrôle total de l’interprétation de ses pièces et de leur publication, même après sa mort.
Karlheinz Stockhausen a 30 ans en 1958 lors de la création de Gruppen à Cologne. Cette œuvre arrive en pleine période d’expérimentation en musique électronique, genre à peine né à l’époque. Dans cette pièce, le compositeur abandonne une écriture pointilliste, typique des premiers Klavierstücke, où l’unité de base est la note, en faveur d’une conception par groupes (les Gruppen), c’est-à-dire, des moments de couleur ou de mouvement distincts. Le travail en studio lui a fait voir la possibilité de faire coexister plusieurs tempos simultanément, rendu possible par la superposition de pistes dans la bande magnétique. Le choix d’utiliser les proportions de fréquences pour exprimer les intervalles dans la série à la base de l’œuvre a fait que les tempos dérivés de cette série devait se superposer, d’où la nécessité de diviser l’orchestre en plusieurs groupes, chacun avec un chef qui peut battre un tempo indépendamment des autres chefs. Donc, l’aspect réellement novateur et frappant de cette œuvre – trois orchestres disposés en fer à cheval autour du public – s’imposait alors pour arriver à un objectif formel : le traitement sériel d’un paramètre qui jusque-là s’échappait des manies de contrôle sériel, le tempo. Les possibilités de spatialisation, le plaisir qu’on a à chercher d’où viennent les sons pointillistes qui se répercutent dans la salle, tout cela est finalement l’heureux effet secondaire de l’aboutissement d’un processus formel, plutôt qu’un point de départ.
Cette dernière observation nous fait voir un trait fondamental du personnage de Stockhausen et de ses compositions : il va toujours jusqu’au bout, même quand cela implique un bouleversement profond des conventions. Gruppen a demandé des efforts exceptionnels à ses premiers interprètes – que cela soit pour les chefs d’orchestre, avec la précision millimétrée des changements de tempo, ou pour les musiciens, qui sont très vulnérables dans des textures dépouillées et éparses, sans filet de sauvetage. Les œuvres de Stockhausen se frottent constamment aux limites du possible en musique, jusqu’à composer un opéra qui comprend un quatuor à cordes joué en hélicoptère – l’Helikopter-Streichquartett (1992-93). De par ses demandes exceptionnelles, l’interprétation des œuvres de Stockhausen est toujours, et peut-être sera toujours, un exercice d’imperfection. A quoi bon alors – pourquoi s’atteler à l’impossible ? On peut répondre avec des arguments historicistes (par exemple, les Sonates de Beethoven étaient traitées d’injouables par ses contemporains, et demandaient des contrastes de dynamiques impossibles à obtenir sur les pianos de l’époque). Ce qui revient à dire que l’impossibilité des œuvres de Stockhausen sera un jour résolue, si la musique continue à suivre son cours. Mais sans doute que la réponse se trouve dans le moment présent : c’est quand on se heurte aux conventions du concert classique qu’on arrive à les questionner. Ainsi, certaines de ses œuvres remettent en question la pratique d’attribuer des places précises au public, et de demander l’immobilité pendant le temps du concert. Et pourtant, il s’agit là d’une convention culturellement déterminée qui ne va pas de soi, mais qui se fait oublier quand on la respecte.
Karlheinz Stockhausen n’est certainement pas le seul à remettre en question les non-dits de la culture occidentale après la seconde guerre mondiale. Dans les premiers Klavierstücke de 1952, alors que le compositeur avait 24 ans, chaque note revêt une importance capitale. Dans ces pièces pour piano, il s’acharne à nous montrer la spécificité de chaque timbre, de chaque hauteur, de chaque attaque… et on ne peut s’empêcher d’y voir une lutte pour retrouver une singularité, une identité, une individualité après avoir témoigné de la brutalité des masses – des masses composées d’individus parfois chers à ce jeune homme.
La jeunesse de Stockhausen, né en 1928, n’a rien d’exceptionnel pour sa génération, dans le sens où l’exceptionnel, le traumatisme et l’horreur s’étaient généralisés. Il a 4 ans quand sa mère est internée dans un asile, 13 ans quand elle est euthanasiée sous le régime nazi, 16 ans quand la guerre l’oblige à travailler comme brancardier dans son école, transformée en hôpital militaire, 17 ans quand son père est porté disparu au front… On peut alors comprendre son désir de trouver un univers où les paramètres semblent plus faciles à contrôler, où ils ne risquen pas de se retourner contre lui. On voit clairement cette manie de contrôle dans ses premières œuvres, dont les Klavierstücke, où les préceptes de sérialisme dominent. Plus tard, il abandonnera tout contrôle du résultat sonore, laissant le musicien libre d’interpréter ses compositions (qui n’étaient rien de plus que quelques lignes de texte). Mais c’est aussi à ce stade qu’il consolide un groupe de musiciens dédiés corps et âme à l’interprétation de ses partitions. Son contrôle passe de la partition aux musiciens ; la victime devient tyran, l’orphelin exige dévouement, la vulnérabilité se transforme en forteresse.
Ces paradoxes, qui se fondent inéluctablement dans la singularité de ce compositeur – et qui demeurent pour tout un chacun –, s’expriment dès ses débuts en composition, notamment dans les Klavierstücke. Les premières versions de ces onze pièces pour piano seul ont été composées entre 1952 et 1956, de 24 à 28 ans, avec des révisions majeures pour certaines en 1961. Ces pièces sont limpides, dans le sens où elles manifestent une franchise et du premier degré, typiques de l’écriture de Stockhausen. Il écrit vraiment pour le piano, même si les principes sériels de cette période travaillaient plutôt à un niveau abstrait, sans prendre en compte les spécificités des différents instruments – un travail de timbre et de couleur allait intervenir plus tard. Mais l’écriture de Stockhausen est idiomatique, car il profite des possibilités offertes par le piano, auxquelles d’autres instruments ne parviennent qu’avec difficulté : des sauts périlleux de registre, une attaque suivi d’un déclin sonore rapide. Le pianiste ne peut pas faire grand-chose pour changer le son une fois l’attaque faite, et Stockhausen ne tente pas de donner l’illusion contraire. Cette approche lui permet finalement de trouver des effets nouveaux, comme l’utilisation de la pédale après une attaque staccato et forte : la pédale capte seulement la résonance fantôme des cordes, l’ombre de l’attaque violente qui la précède. On y trouve un littéralisme rassurant – les sons ne sont que des sons. Ils sont certes férocement liés par des procédés sériels, mais même sans aucune compréhension de ces rapports, nous pouvons nous laisser habiter par le son ou l’accord, et porter pleinement notre attention au moment présent.
Cette expérience du temps est radicalement différente par rapport à la musique d’avant-guerre, où le son qu’on écoute ne fait sens qu’à la lumière de ceux qui le précèdent et de ceux qui le suivent. Ce n’est pas le cas ici, et surtout dans les premiers Klavierstücke, plus pointillistes : chaque son est entièrement déterminé par celui qui le précède et celui qui le suit, mais ils sont tous singuliers, ils existent hors du temps, hors du contexte. Ce type d’attention nous fait voir des couleurs insoupçonnées du piano, des transformations à l’œuvre dans une note qu’on laisse suivre son chemin jusqu’à son extinction naturelle, sans intervenir. La rupture dans la continuité de l’Histoire que représente la Seconde Guerre Mondiale est reflétée dans le caractère discontinu du temps musical – on ne peut plus être sûr que l’avenir sera celui qu’on attend.
Le compositeur nous présente une écriture sérielle, par moments interrompue par des répétitions, parfois verbatim, parfois variées – et subitement, on ne sait plus à qui s’en remettre. On avait fait l’effort de suivre le compositeur dans un cheminement complexe, ardu – l’attention portée à chaque note, le désir de comprendre les transformations de la série – et soudain, on entend un motif identique deux fois de suite. Qu’est-ce que j’ai raté ? Qu’est-ce qu’il fait ? Mais enfin, il ne suit pas les règles ! Eh bien non, et d’une certaine façon, c’est bien là la blague incomprise du sérialisme : personne ne suit tout le temps les règles jusqu’au bout. Le traitement sériel a fourni une porte de sortie aux compositeurs pour trouver d’autres moyens d’exprimer leurs idées, leurs intuitions, leur subjectivité. Mais cela n’a jamais été la cage dorée que beaucoup ont voulu y voir. La spécificité de Stockhausen est qu’il attire l’attention sur ses manquements aux règles sérielles. Il tient à nous montrer qu’il est le créateur, et non pas l’objet, de son système.